Le progré social

Le shifting est il prouvé scientifiquement ou simple illusion dans une société façonnée par les inégalités structurelles

Le shifting est il prouvé scientifiquement ou simple illusion dans une société façonnée par les inégalités structurelles

Le shifting est il prouvé scientifiquement ou simple illusion dans une société façonnée par les inégalités structurelles

Le « shifting », promesse de monde parallèle ou simple échappatoire numérique ?

Sur TikTok, Reddit ou Instagram, des millions de publications l’affirment : il serait possible de « shifter », c’est-à-dire déplacer sa conscience dans une « réalité désirée » où tout devient possible. Changer de corps, de vie, d’époque, de statut social, rejoindre un univers de fiction ou une version idéalisée de soi… Le tout, sans technologie, juste par la force de l’esprit.

Certains y voient une forme avancée de méditation, d’autres une pratique spirituelle, d’autres encore un simple délire collectif. Mais une question revient sans cesse : est-ce que le shifting est prouvé scientifiquement, ou n’est-ce qu’une illusion très bien habillée, dans une société marquée par des inégalités structurelles qui donnent envie de fuir le réel ?

Pour répondre, il faut sortir des vidéos virales et revenir à ce que disent la psychologie, les neurosciences et la sociologie. Que sait-on des états modifiés de conscience ? Pourquoi cette pratique explose-t-elle maintenant ? Et surtout : qu’est-ce que cela dit de nos conditions de vie actuelles ?

Que recouvre vraiment le « shifting » ?

Le shifting, tel qu’on le voit aujourd’hui sur les réseaux, renvoie à une pratique très codifiée. Les adeptes affirment qu’il s’agit de déplacer sa conscience vers une autre réalité, souvent appelée « DR » (Desired Reality), par opposition à la « CR » (Current Reality).

Dans les tutoriels et témoignages, on retrouve plusieurs points communs :

  • une préparation mentale (relaxation, respiration, scripting) ;
  • un « script » : un texte où l’on décrit très précisément la réalité désirée (environnement, relations, identité, règles du monde, etc.) ;
  • des techniques d’induction proches de l’hypnose ou de l’auto-suggestion (compter, visualiser un escalier, un train, un couloir, etc.) ;
  • un objectif explicite : sentir que l’on « quitte » la réalité ordinaire pour « entrer » dans une autre, vécue comme tout aussi réelle sur le moment.
  • Une partie de la communauté présente cela comme un simple moyen de rêver ou de s’évader mentalement. D’autres vont beaucoup plus loin et parlent de voyage interdimensionnel, de multivers, voire de capacités « quantiques » de la conscience. Là, les affirmations sortent clairement du cadre psychologique ou philosophique pour entrer dans un registre quasi-magique.

    La première question est donc simple : existe-t-il des preuves scientifiques que nous pouvons littéralement déplacer notre conscience dans une autre réalité objective ? Non. Aucune.

    En revanche, il existe beaucoup de travaux sur des expériences subjectives qui ressemblent fortement à ce que décrivent les « shifters ».

    Ce que la science connaît déjà : rêves lucides, dissociation, hypnose

    Les neurosciences n’ont pas « découvert » le shifting, mais elles ont étudié depuis longtemps plusieurs phénomènes qui lui ressemblent. Trois domaines sont particulièrement éclairants.

    Premier champ : les rêves lucides. Un rêve lucide, c’est un rêve dans lequel la personne sait qu’elle est en train de rêver et peut parfois agir sur le scénario. Des études en laboratoire existent depuis les années 1980. On a même mis au point des protocoles où des rêveurs lucides envoient des signaux oculaires codés pendant leur rêve, détectables en électroencéphalographie.

    Résultat ? Les rêves lucides sont bien réels en tant qu’état de conscience particulier. On sait :

  • qu’ils sont plus fréquents chez les personnes qui s’entraînent à les provoquer ;
  • qu’ils s’accompagnent de signatures cérébrales spécifiques, notamment dans le cortex préfrontal ;
  • qu’ils peuvent être induits par des techniques très proches de celles du shifting : intention avant le sommeil, répétition mentale, visualisation intensive.
  • Deuxième champ : la dissociation. En psychologie, on parle de dissociation quand il y a une forme de décalage entre la conscience et l’expérience immédiate : impression de se voir de l’extérieur, de ne plus être complètement dans son corps, sentiment d’irréalité du monde. Ce n’est pas rare : certaines études estiment qu’environ 10 à 15 % de la population présentera au moins une fois dans sa vie des épisodes dissociatifs marqués, sans forcément souffrir d’un trouble clinique.

    Cet état peut être recherché (dans certaines pratiques méditatives, artistiques ou spirituelles) ou subi (trauma, stress extrême, épuisement). Il peut donner une impression très forte de « ne plus être là » ou « d’être ailleurs », alors que, physiquement, la personne n’a jamais quitté la pièce.

    Troisième champ : l’hypnose et l’auto-hypnose. De nombreuses recherches montrent que l’on peut, par la suggestion, modifier assez profondément la perception du corps, du temps, de la douleur, voire de souvenirs. Certains patients opèrent ainsi des interventions médicales sous hypnose pour réduire la douleur ou l’anxiété.

    Dans ces trois cas, le corps reste là, le cerveau reste dans le même crâne, mais l’expérience subjective peut basculer dans un univers très différent. C’est là que le lien avec le shifting devient évident : les techniques utilisées par les communautés en ligne ressemblent à des mélanges de rêve lucide, de dissociation contrôlée et d’hypnose.

    Scientifiquement, on peut donc expliquer une bonne partie des expériences de shifting par des états de conscience modifiés bien connus. Ce qui ne les rend pas « fausses », mais les replace du côté de l’expérience intérieure, pas du voyage dimensionnel.

    Pourquoi ça paraît « plus réel que le réel » ?

    Beaucoup de témoignages insistent sur un point : la réalité désirée serait plus intense, plus « précise », plus cohérente que le simple rêve. Certains disent sentir des odeurs, des textures, des émotions très fortes. Comment l’expliquer si ce n’est pas un autre monde ?

    Là encore, les neurosciences ont une réponse assez simple : notre cerveau ne fait pas la différence entre une perception réelle et une perception imaginée… lorsqu’elle est suffisamment vivace.

    Des études en imagerie cérébrale montrent que :

  • imaginer un mouvement active en partie les mêmes zones que réaliser ce mouvement ;
  • visualiser une scène (par exemple, marcher dans une forêt) sollicite des aires voisines de celles activées par la vraie perception visuelle ;
  • une émotion provoquée par un souvenir ou une anticipation engage les mêmes circuits que l’émotion provoquée par une situation présente.
  • Autrement dit, quand une personne « shift » et vit intensément sa réalité désirée, son cerveau produit une expérience sensorielle et émotionnelle qui, pour elle, a tous les marqueurs du réel. L’illusion n’est pas de ressentir quelque chose. L’illusion, c’est d’en déduire que ce ressenti prouve l’existence objective d’un autre univers.

    On peut faire un parallèle historique : au XIXᵉ siècle, les séances de spiritisme produisaient aussi des expériences très fortes. Certains « voyaient » et « entendaient » les morts. Aujourd’hui, on sait que l’hypnose collective, la suggestion, les attentes sociales et la mise en scène jouaient un rôle massif. Est-ce que ces gens mentaient ? Pas forcément. Ils vivaient réellement quelque chose. Mais ils l’interprétaient à travers les croyances et les outils conceptuels de leur époque.

    Avec le shifting, on retrouve ce même mécanisme, adapté au vocabulaire du XXIᵉ siècle : multivers, dimensions, vibration, « réalités alternatives ». La question n’est pas de se moquer, mais de comprendre pourquoi ces récits prennent autant.

    Une pratique qui explose dans une jeunesse sous pression

    Regardons maintenant qui pratique le plus le shifting. Les grandes plateformes sociales montrent un profil type : adolescent·es et jeunes adultes, souvent entre 13 et 25 ans, très présents en ligne, exposés à une forte incertitude sur leur avenir.

    Si l’on met ces données en regard avec les inégalités structurelles actuelles, le tableau devient plus clair. Dans de nombreux pays, y compris en France :

  • le chômage des jeunes reste deux fois plus élevé que la moyenne nationale ;
  • l’accès au logement autonome est de plus en plus tardif et coûteux ;
  • les inégalités scolaires et territoriales se creusent ;
  • l’anxiété liée au climat, à la guerre, aux crises économiques est en hausse constante, comme le montrent plusieurs enquêtes sur la santé mentale des 15-30 ans.
  • Dans ce contexte, est-ce si surprenant qu’une pratique promettant de « changer de réalité » devienne virale ? Quand la mobilité sociale réelle se grippe, la mobilité imaginaire devient une ressource. Le shifting offre, en théorie, ce que la société ne garantit plus : la possibilité de réinventer sa place, son statut, son environnement.

    Un jeune qui vit dans un quartier enclavé, dans un logement précaire, avec des perspectives d’emploi limitées, peut, par le shifting, s’imaginer étudiant dans une université prestigieuse, habitant un appartement lumineux, entouré d’amis disponibles et bienveillants. Faut-il y voir une simple lubie ? Ou le symptôme d’une frustration plus profonde face à des inégalités vécues comme infranchissables ?

    Illusion dangereuse ou stratégie de survie psychique ?

    Reste une question délicate : le shifting est-il seulement une illusion, au sens d’une fuite stérile, ou peut-on y voir une forme de stratégie de survie psychique ?

    La psychologie sociale a montré, à de nombreuses reprises, que les individus développent des mécanismes pour supporter des situations perçues comme injustes ou bloquées. Parmi ces mécanismes :

  • la rationalisation (« si je n’y arrive pas, c’est que ce n’était pas pour moi ») ;
  • la comparaison à plus défavorisé que soi (« d’autres sont encore plus mal lotis ») ;
  • l’évasion mentale (imaginer une autre vie, se réfugier dans la fiction, dans les jeux, dans la spiritualité).
  • Sur ce dernier point, rien de nouveau : le roman-feuilleton du XIXᵉ, la télévision du XXᵉ, les jeux vidéo des années 2000 ont tous servi, aussi, à s’échapper temporairement du quotidien. La nouveauté du shifting, c’est la prétention à ne plus seulement raconter ou consommer une autre vie, mais à la « vivre » de l’intérieur, par la conscience.

    Du point de vue de la santé mentale, plusieurs scénarios se dessinent :

  • Pour certains, le shifting peut être une pratique proche de la méditation guidée ou du rêve lucide, qui apporte détente, créativité, sensation de contrôle. Dans ce cas, tant que la frontière avec le réel reste claire, l’impact peut être neutre ou même légèrement positif.
  • Pour d’autres, notamment quand la détresse psychique est déjà présente (dépression, isolement, traumatisme), le risque est de renforcer un retrait du réel, une désinsertion sociale, voire un trouble dissociatif.
  • Tout dépend de l’usage, de l’intensité, et surtout de la façon dont la personne réarticule — ou non — ces expériences avec sa vie quotidienne. Est-ce un sas temporaire pour respirer, ou un bunker mental dans lequel on s’enferme ?

    La ligne rouge est franchie quand le shifting devient un substitut durable à l’action dans le monde réel. Quand le temps passé à « script » sa vie idéale remplace le temps passé à chercher une formation, un emploi, un logement, à tisser des liens sociaux. Quand le récit de la « réalité désirée » devient plus important que toute tentative d’améliorer sa réalité actuelle.

    Que disent vraiment les sciences : preuve ou non ?

    Revenons à la question de départ : le shifting est-il « prouvé scientifiquement » ? Pour répondre honnêtement, il faut distinguer deux niveaux :

  • les phénomènes de base (états modifiés de conscience, imagination intense, rêves lucides, hypnose) sont aujourd’hui bien documentés par la recherche ;
  • l’interprétation « voyage dans une autre réalité objective » n’est étayée par aucune donnée scientifique sérieuse.
  • Aucune étude n’a montré qu’une conscience pouvait quitter son support biologique pour se déplacer dans un autre univers. Aucune expérience reproductible ne permet de « ramener » des informations vérifiables qu’on ne pourrait expliquer par le hasard, la mémoire ou la suggestion.

    Ce qui est prouvé, en revanche, c’est la puissance de l’esprit humain à créer des mondes intérieurs cohérents et intenses. Les travaux sur la visualisation mentale, la créativité, la mémoire autobiographique ou les rêveries diurnes montrent tous la même chose : notre cerveau est une machine à fabriquer des scénarios, à les vivre, à y croire, parfois plus qu’au réel.

    Dire que le shifting n’est pas « prouvé » au sens d’un voyage interdimensionnel, ce n’est donc pas nier l’intensité de ce qui est ressenti. C’est rappeler que, pour la science, une expérience subjective ne suffit pas à établir l’existence objective d’un phénomène extérieur.

    Pourquoi cette croyance prospère-t-elle dans une société inégalitaire ?

    On pourrait se contenter de dire : les gens veulent y croire, point. Mais ce serait faire l’impasse sur un élément central : une croyance ne prospère jamais dans le vide. Elle s’enracine dans un contexte social.

    Dans une société où :

  • les destins semblent de plus en plus verrouillés par l’origine sociale, le diplôme, le lieu de naissance ;
  • les promesses de méritocratie sont vécues comme démenties par l’expérience quotidienne ;
  • les récits politiques peinent à proposer des horizons collectifs crédibles ;
  • les inégalités de richesse, de logement, d’accès au soin sont exposées en permanence sur les réseaux, sans réel pouvoir de les corriger individuellement,
  • l’idée de « sauter » dans une autre réalité a une force particulière. Elle contient une forme de revanche imaginaire sur les structures. Là où la mobilité sociale réelle demande des décennies de politiques publiques, le shifting promet une mobilité instantanée par la seule volonté.

    On peut y voir un symptôme d’impuissance intériorisée. Quand on ne croit plus au changement par l’action collective, on se tourne vers des micro-changements intérieurs. Les spiritualités new age, le développement personnel, certaines pratiques de manifestation ou de « loi d’attraction » répondent à la même logique : déplacer la responsabilité sur l’individu, sur ses pensées, sur ses « vibrations », plutôt que sur les institutions, les rapports de force, les structures économiques.

    Est-ce un hasard si le vocabulaire du shifting cohabite souvent, en ligne, avec des discours très individualisés sur le succès, la beauté, la performance ? L’injonction implicite devient : « si tu ne supportes pas ta vie, c’est que tu ne fais pas correctement ton shifting » — comme hier, « si tu es pauvre, c’est que tu ne travailles pas assez ». La structure ne change pas, seule la cosmétique idéologique se transforme.

    Comment en parler sans mépris ni naïveté

    Face au shifting, deux postures opposées dominent souvent :

  • la moquerie : « c’est du délire d’ado », « ils sont juste fainéants ou déconnectés » ;
  • la crédulité : « la science est limitée », « tout est possible si on y croit assez », « qui sommes-nous pour juger ? ».
  • Aucune des deux n’aide à comprendre ni à agir. La première écrase l’expérience subjective et ignore le contexte social. La seconde abandonne tout sens critique et ouvre la porte à des dérives marchandes ou sectaires.

    Une approche plus utile consiste à tenir trois choses ensemble :

  • reconnaître la réalité des états modifiés de conscience, et le besoin légitime d’évasion face à un quotidien difficile ;
  • rappeler fermement les limites : non, le shifting ne remplace pas une politique de logement, de santé mentale, d’éducation, d’emploi ;
  • poser la question qui dérange : pourquoi tant de jeunes ressentent-ils le besoin de « quitter » psychiquement leur vie actuelle ? Qu’est-ce que cela dit de nos institutions, de notre économie, de notre contrat social ?
  • Plutôt que de demander si le shifting est « vrai » ou « faux », on peut interroger ce qu’il révèle : un décalage grandissant entre les promesses d’une société — mobilité, liberté, épanouissement — et l’expérience concrète d’une partie de sa jeunesse.

    Dans cette perspective, le débat ne devrait pas se limiter à la véracité des mondes parallèles, mais s’élargir à la question suivante : que faudrait-il changer, ici et maintenant, pour que moins de gens ressentent le besoin de s’en inventer un autre pour tenir ?

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