Le progré social

La loi le chapelier et la longue lutte pour la reconnaissance du droit syndical en france

La loi le chapelier et la longue lutte pour la reconnaissance du droit syndical en france

La loi le chapelier et la longue lutte pour la reconnaissance du droit syndical en france

En France, le droit syndical est souvent présenté comme un acquis évident, presque naturel. On oublie à quel point il a été tardif, contesté, et long à se construire. Pour comprendre cette histoire, il faut revenir à un texte fondateur… qui n’a justement pas fondé de droits, mais les a interdits : la loi Le Chapelier de 1791.

Cette loi a verrouillé pendant près d’un siècle toute organisation collective des travailleurs. Elle éclaire encore aujourd’hui une question centrale : pourquoi le syndicalisme français reste-t-il fragile, malgré des droits pourtant inscrits dans la Constitution ?

1791 : quand la Révolution interdit les syndicats

La loi Le Chapelier est votée le 14 juin 1791, en pleine Révolution française. Son objectif officiel : abolir les corporations de l’Ancien Régime. Ces corporations, qui regroupaient artisans et maîtres d’un même métier, fixaient les règles de la profession, limitaient l’accès au métier et encadraient les salaires.

Dans l’esprit des révolutionnaires, il fallait s’en débarrasser pour libérer le travail et l’économie. Mais ils vont beaucoup plus loin que la simple suppression des anciennes structures. La loi affirme :

« Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. »

Concrètement, cela signifie :

On est donc très loin de la « liberté » d’association. La logique est claire : il ne doit exister que des individus face à l’État, pas de groupes intermédiaires capables de peser collectivement. La méfiance envers toute « faction » ou corps organisé est au cœur de cette loi.

Le libéralisme politique contre la liberté d’association

Cette position peut sembler paradoxale. Comment la Révolution, qui proclame la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, peut-elle interdire aux gens de se regrouper pour défendre leurs intérêts ?

Pour les révolutionnaires de 1791, le raisonnement est le suivant :

Ce refus des corps intermédiaires est au fondement de ce qu’on appellera plus tard le « jacobinisme ». Dans cette logique, les syndicats ne sont pas vus comme des outils de démocratie sociale, mais comme des foyers potentiels de division.

Ajoutons un autre élément : l’essor du libéralisme économique. En 1791, l’idée dominante est que le marché doit réguler librement le salaire et les conditions de travail. Si les ouvriers se regroupent pour peser sur ce rapport de force, on considère qu’ils faussent « la liberté du travail »… au profit des employeurs, évidemment.

Résultat : pendant près d’un siècle, le droit français repose sur un interdit fondamental – pas de syndicats, pas de grève. Sur le papier, en tout cas.

Un XIXe siècle traversé par les interdictions… et les contournements

Car, très vite, la réalité sociale s’invite dans le cadre juridique. La révolution industrielle transforme le paysage : usines, grandes concentrations ouvrières, horaires interminables, salaires de misère, absence de protection sociale. Comment empêcher durablement les travailleurs de s’organiser dans ce contexte ?

Tout au long du XIXe siècle, on observe un double mouvement :

Quelques dates jalons :

C’est dans cet entre-deux que se prépare un tournant juridique majeur : la fin du « délit de coalition ».

1864 : le droit de grève, sans le droit de se syndiquer

En 1864, un projet porté par le député Émile Ollivier aboutit à une première brèche dans l’héritage de la loi Le Chapelier. Une loi abolit le « délit de coalition » pour les ouvriers. Le principe est simple : faire grève n’est plus en soi un crime.

Attention, cela ne signifie pas que la grève est pleinement reconnue comme un droit, ni qu’elle est sans risques. Plusieurs limites majeures subsistent :

Le paradoxe est donc le suivant : on tolère que les ouvriers cessent le travail, mais on leur refuse le droit de s’organiser durablement pour préparer, encadrer et négocier ces mouvements. Comme si l’on autorisait la protestation, mais pas l’organisation.

Cette dissociation prépare pourtant la suite. En légitimant peu à peu l’idée que les conflits du travail existent et qu’on ne peut pas les effacer par décret, la loi de 1864 ouvre la voie à la reconnaissance du syndicat comme interlocuteur.

1884 : la loi Waldeck-Rousseau, acte de naissance juridique des syndicats

Il faut attendre la IIIe République pour qu’un gouvernement assume enfin de légaliser les syndicats. La loi du 21 mars 1884, portée par le ministre de l’Intérieur Pierre Waldeck-Rousseau, marque une rupture nette : elle reconnaît officiellement la liberté syndicale… mais dans un cadre très encadré.

Le texte autorise les syndicats professionnels, à condition qu’ils respectent plusieurs obligations :

Les syndicats deviennent des personnes morales, avec la capacité d’ester en justice, de gérer un patrimoine, de signer des conventions. Mais leur champ d’action reste cantonné à la sphère professionnelle. Déjà, une tension apparaît : jusqu’où un syndicat peut-il aller quand il parle de « conditions de travail » ? Peut-il aborder la fiscalité, l’organisation de l’État, les services publics ? La frontière entre social et politique devient un terrain de conflit durable.

Malgré ces limites, l’impact est rapide. Le mouvement ouvrier se structure :

En moins de vingt ans, on passe d’un paysage dominé par l’interdit à un espace où le syndicat devient un acteur central des relations de travail. Mais la reconnaissance reste fragile, et souvent arrachée par le rapport de force.

Du syndicat toléré au syndicat acteur central de la démocratie sociale

Le début du XXe siècle est marqué par une intensification des luttes sociales. La fameuse Charte d’Amiens de 1906, adoptée par la CGT, affirme deux principes clés :

Progressivement, l’État doit intégrer cette réalité. Plusieurs étapes jalonnent ce processus :

Le tournant majeur se situe en 1946, avec le Préambule de la Constitution de la IVe République, repris par celle de 1958. Il affirme, dans un texte toujours en vigueur :

« Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. »

Le droit syndical n’est plus seulement toleré : il devient un principe constitutionnel. Il s’articule avec d’autres droits fondamentaux :

La loi Le Chapelier est donc, sur le plan juridique, largement enterrée. Mais son héritage mental, lui, est plus tenace.

Un droit reconnu sur le papier, fragile sur le terrain

Si l’on regarde le droit positif français aujourd’hui, le cadre paraît solide :

Pourtant, les chiffres racontent une autre réalité. Selon la Dares, le taux de syndicalisation en France tourne autour de 10,3 % des salariés, avec un contraste marqué :

C’est l’un des taux les plus faibles d’Europe occidentale. Comment expliquer ce paradoxe : un droit formellement fort, mais un mouvement syndical numériquement faible ?

Plusieurs héritages pèsent encore, en filigrane de la loi Le Chapelier :

De ce point de vue, l’esprit de 1791 n’a pas complètement disparu : l’idée que tout regroupement professionnel organisé serait suspect, voire perturbateur, revient régulièrement dans le débat public.

Plateformes, précarité, ubérisation : un nouveau test pour le droit syndical

Un autre défi vient bousculer l’héritage légal : la transformation du salariat lui-même. Travail en plateforme, auto-entreprenariat contraint, contrats courts, sous-traitance en cascade… Comment exercer le droit syndical quand on n’a ni lieu de travail stable, ni employeur clairement identifié, ni temps pour militer ?

Les travailleurs de plateformes (livreurs, chauffeurs VTC, freelance numériques) illustrent parfaitement ce problème. Ils sont souvent présentés comme « indépendants », donc hors du champ classique du droit du travail. Pourtant, plusieurs décisions de justice, en France comme en Europe, requalifient parfois ces relations en salariat déguisé.

Dans ce flou, la question ressurgit : qui a le droit de se syndiquer, de se regrouper, de négocier ? Faut-il inventer de nouvelles formes de représentation, adaptées à ces statuts hybrides ? Là encore, l’ombre de la loi Le Chapelier plane en arrière-plan : tout ce qui ressemble à une « coalition » de travailleurs indépendants pour peser sur les tarifs ou les conditions d’exercice se heurte rapidement à des objections juridiques (entente, concurrence, etc.).

On retrouve, sous d’autres formes, le vieux débat entre :

Autrement dit : la bataille pour la reconnaissance syndicale n’est pas seulement un épisode clos du XIXe siècle. Elle se rejoue aujourd’hui, dans de nouveaux secteurs et avec de nouveaux acteurs.

Que reste-t-il de la loi Le Chapelier dans la France d’aujourd’hui ?

Sur le plan strictement juridique, la loi Le Chapelier a été dépassée par un siècle et demi d’évolutions légales : droit de coalition (1864), droit syndical (1884), droit de grève et liberté syndicale (1946), accords interprofessionnels et élargissement du champ de la négociation collective tout au long du XXe siècle.

Mais si l’on regarde les représentations, les réflexes, le débat public, on retrouve des traces bien vivantes de sa philosophie :

À l’inverse, un autre héritage s’est consolidé : celui d’un syndicalisme qui ne se résume pas à la grève, mais qui négocie, propose, co-construit des compromis. Les grandes conquêtes sociales françaises – sécurité sociale, retraites, conventions collectives, réduction du temps de travail – sont toutes passées, à un moment ou à un autre, par la table de négociation syndicale.

La longue lutte pour la reconnaissance du droit syndical montre donc deux choses :

Au fond, la loi Le Chapelier pose encore aujourd’hui une question très actuelle : veut-on une société où chacun négocie seul, face à l’État et au marché, ou une société où les travailleurs ont le droit – et les moyens réels – de se regrouper pour peser collectivement ? Les réponses données à cette question, hier comme aujourd’hui, dessinent bien plus qu’un cadre juridique : elles tracent les contours d’un certain modèle de démocratie sociale.

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