Premier CDI, premier salaire, première vraie désillusion. Depuis quelques années, une même scène se répète : des jeunes qui ont « tout bien fait » – études longues, stages, mobilité, engagement associatif – se retrouvent à enchaîner CDD, jobs sous-payés ou missions sans perspectives. Dans les discours officiels, on parle de « génération flexible ». Sur le terrain, beaucoup parlent surtout de fatigue et d’incompréhension.
Que se passe-t-il exactement entre la sortie d’études et l’entrée dans une carrière durable ? Est-ce seulement un problème de « jeunesse impatiente » comme on l’entend parfois, ou bien le signe d’un marché du travail profondément transformé ? Et surtout : comment les jeunes diplômés s’adaptent-ils à ce paysage mouvant, parfois hostile, pour inventer d’autres stratégies de carrière ?
Un diplôme qui ne garantit plus l’ascenseur social
Pendant des décennies, la promesse était relativement simple : plus on montait dans le système scolaire, plus on réduisait le risque de chômage et de précarité. Cette promesse tient encore… mais beaucoup moins qu’avant, et plus du tout de la même manière.
Selon l’Insee, le taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur reste inférieur à celui des non-diplômés, mais plusieurs signaux faibles deviennent difficiles à ignorer :
- La hausse du « déclassement » : de plus en plus de jeunes occupent un emploi en dessous de leur niveau de qualification.
- Une progression des salaires d’entrée au ralenti, parfois gelée pendant des années.
- Une forte concentration de bonnes opportunités dans quelques grandes métropoles, au prix de loyers prohibitifs.
En clair : le diplôme protège encore du chômage de masse, mais il ne garantit plus ni le statut, ni la rémunération, ni la trajectoire ascendante qui allaient avec. Résultat, le ressenti de déclassement est très fort, y compris chez des jeunes objectivement « privilégiés » en comparaison internationale.
On assiste à un paradoxe : jamais la France n’a compté autant de diplômés du supérieur, et pourtant, jamais la perception d’un avenir professionnel incertain n’a été aussi largement partagée parmi eux.
Des attentes élevées, un marché du travail fragmenté
La désillusion actuelle des jeunes diplômés ne vient pas de nulle part. Elle résulte de la rencontre entre deux dynamiques qui avancent à contretemps.
D’un côté, les attentes des jeunes se sont élevées :
- Recherche de sens dans le travail, ou au moins d’une utilité sociale minimale.
- Demande de reconnaissance et de progression rapide.
- Besoin de flexibilité géographique et temporelle, mais sans précarité.
- Refus croissant des cultures managériales autoritaires ou opaques.
De l’autre côté, le marché du travail s’est fragmenté :
- Généralisation des stages longs, des contrats courts, des missions en portage ou en freelance pour « tester » les profils.
- Externalisation de nombreuses fonctions vers la sous-traitance et les plateformes.
- Forte polarisation entre quelques postes très attractifs et une masse d’emplois standardisés à faible marge de manœuvre.
- Automatisation ou numérisation d’une partie des tâches intermédiaires.
Cette collision produit un sentiment de décalage. Beaucoup de jeunes arrivent sur le marché du travail avec un discours institutionnel qui valorise « l’engagement », « l’innovation », « la créativité », mais se retrouvent, dans les faits, à faire du reporting Excel, de la modération de contenus ou à gérer des tickets dans un centre de support.
On peut considérer qu’il s’agit d’un passage obligé, d’une forme de « bizutage » professionnel. Mais quand cette phase dure trois, cinq, parfois sept ans, la désillusion devient structurelle.
La précarité comme nouvelle norme d’entrée dans la vie active
Le premier contact avec l’emploi stable passe désormais fréquemment par une période plus ou moins longue de précarité. CDD, missions d’intérim, contrats aidés, autoentrepreneuriat contraint : ce qui était autrefois l’exception tend à devenir la règle pour une partie des jeunes diplômés.
Cette précarité a des effets très concrets :
- Difficulté à se loger de façon stable, surtout dans les grandes villes où se concentrent les emplois qualifiés.
- Retard dans les projets de vie (couple, enfants, achat immobilier).
- Sentiment d’être toujours en période d’essai, dans un rapport asymétrique avec les employeurs.
- Accumulation de petites expériences parfois peu valorisées sur un CV, qui donnent une trajectoire morcelée.
Paradoxalement, ces trajectoires faites de contrats courts et de missions multiples produisent aussi de nouvelles compétences : capacité d’adaptation, gestion du changement, apprentissage rapide de nouveaux environnements. Mais tant que ces compétences restent peu reconnues, elles n’offrent pas un véritable levier de sécurisation de la carrière.
Historiquement, d’autres générations ont connu des phases d’entrée dans l’emploi compliquées : les jeunes des années 1980 confrontés au chômage de masse en savent quelque chose. La différence, aujourd’hui, est que la norme de carrière linéaire – un employeur, une progression graduelle – n’est plus le modèle de référence. On parle beaucoup de « carrière protéenne » ou « nomade », mais sans toujours donner aux jeunes les outils concrets pour naviguer dans ce nouveau paysage.
Le poids de l’origine sociale et du territoire
La désillusion n’est pas la même pour tout le monde. Entre un diplômé d’une grande école parisienne et une licence professionnelle obtenue en IUT dans une ville moyenne, les perspectives d’emploi ne se jouent pas sur la même scène.
Plusieurs facteurs pèsent lourd :
- L’origine sociale : les réseaux familiaux, les codes sociaux, la capacité à accepter un stage mal payé à Paris ou à partir à l’étranger restent des variables décisives.
- Le territoire : les régions industrialisées en mutation, les petites villes et les zones rurales offrent moins d’opportunités qualifiées, surtout pour les premiers postes.
- Le type de formation : les filières très professionnalisantes (santé, informatique, certaines écoles d’ingénieurs) offrent d’emblée plus de sécurité que d’autres, notamment dans les sciences humaines et sociales.
Ces inégalités ne datent pas d’hier, mais elles se combinent aujourd’hui avec la massification de l’enseignement supérieur. Résultat : on peut être « diplômé » et, en même temps, se sentir coincé dans un marché local sinistré, ou dans un secteur saturé.
Pour une partie des jeunes, la stratégie consiste alors à partir : grande métropole, région dynamique, parfois pays étranger. Mais tout le monde ne peut pas devenir hypermobile. La géographie de l’emploi reste un filtre silencieux, mais agissant, dans la construction des carrières.
Les nouvelles stratégies des jeunes pour reprendre la main
Face à ce paysage, les jeunes diplômés ne sont pas seulement en position de victimes. Beaucoup inventent des stratégies, bricolent des trajectoires, testent de nouvelles manières de travailler et de se positionner. Certaines de ces stratégies sont individuelles, d’autres sont plus collectives.
On peut en distinguer plusieurs grandes tendances.
Se créer un « capital de projet » plutôt qu’un seul poste
Plutôt que de tout miser sur le premier CDI, beaucoup de jeunes cherchent à accumuler des briques d’expérience qui pourront servir de tremplin : missions bénévoles, projets associatifs, freelancing ponctuel, participation à des collectifs ou à des coopératives.
L’idée est de construire un « capital de projet » :
- une capacité à monter, piloter et mener à bien des actions concrètes ;
- des réalisations tangibles à montrer (un site, une étude, un événement, un prototype) au-delà des lignes sur un CV ;
- un réseau diversifié, qui dépasse le seul cercle de la promotion d’origine.
Par exemple, un jeune diplômé en communication pourra, parallèlement à des missions en agence, lancer un média associatif local, gérer les réseaux sociaux d’une petite structure culturelle, ou coorganiser un festival. Ces projets ne sont pas « à côté » de la carrière : ils en deviennent une composante centrale, parfois déterminante pour les opportunités futures.
Articuler salariat, freelance et side projects
Autre stratégie émergente : ne plus chercher un seul statut, mais composer avec plusieurs. Un CDI à temps partiel ou un CDD récurrent peuvent coexister avec une activité indépendante, des cours donnés en tant que vacataire, ou une activité artistique.
Ce modèle hybride présente des avantages et des risques :
- Il permet de diversifier les sources de revenus et de limiter la dépendance à un employeur unique.
- Il offre plus de marge de manœuvre pour explorer différents secteurs, tester des idées, se former en continu.
- Mais il accroît la charge mentale, la complexité administrative et le risque d’autoexploitation (travailler sans limites horaires).
Dans certains secteurs – numérique, culture, design, traduction, formation – cette hybridation est presque devenue la norme chez les moins de 35 ans. La question n’est plus : « es-tu salarié ou indépendant ? », mais plutôt : « comment mixes-tu les deux ? »
Renégocier le rapport au prestige et à la réussite
Un autre mouvement, plus discret mais bien réel, consiste à redéfinir ce que signifie « réussir sa carrière ». Longtemps, la réussite a été associée à quelques critères quasi indiscutables : un grand nom sur le CV, un bon salaire, une progression hiérarchique visible.
Une partie des jeunes diplômés, notamment ceux qui ont connu de près les grandes entreprises ou les métiers « à prestige », en sortent avec une envie de tout autre chose : travailler à taille humaine, rester dans une ville moyenne, refuser les horaires extensifs, privilégier un environnement de travail respectueux au détriment d’une augmentation rapide.
Ce réajustement des ambitions n’est pas qu’un « renoncement ». Il traduit aussi une lucidité sur le coût humain de certains parcours. Là où les générations précédentes pouvaient accepter de « tout donner » à une entreprise en échange d’une sécurité quasi garantie, les jeunes d’aujourd’hui observent que cette sécurité n’est plus assurée. Le compromis travail/vie personnelle se renégocie donc autrement.
Investir la formation continue pour reprendre la main
Un autre levier, souvent sous-estimé au moment de la sortie d’études, est la formation continue. L’idée de « refaire des études » quelques années après le diplôme initial se banalise.
Ce retour en formation peut prendre plusieurs formes :
- Une spécialisation courte pour monter en compétences sur un outil ou un métier précis (data, cybersécurité, gestion de projet…).
- Une reconversion partielle vers un autre secteur (économie sociale et solidaire, métiers du soin, transition écologique…).
- Un passage par des écoles spécialisées ou des bootcamps qui valorisent la pratique intensive.
Dans un contexte où les métiers évoluent rapidement, cette stratégie permet de ne pas rester prisonnier de son premier secteur, de son premier poste, voire de son premier échec professionnel. Elle demande toutefois des ressources : temps, argent, énergie. Là encore, les inégalités sociales jouent à plein.
Faire du collectif une ressource professionnelle
Enfin, une part de plus en plus visible de jeunes diplômés explore des formes de travail plus collectives : coopératives d’activité, tiers-lieux, collectifs de freelances, associations professionnelles horizontales.
Le but est double :
- Mutualiser des ressources matérielles (locaux, outils, comptabilité) et immatérielles (réseau, entraide, partage d’expérience).
- Sortir de l’isolement face à des employeurs ou des donneurs d’ordre parfois très puissants.
Cette logique de « faire bloc » ne résout pas à elle seule la précarité, mais elle change le rapport de force, ou au moins la manière de la vivre. On ne négocie pas de la même façon son tarif journalier, un délai de paiement ou un aménagement de poste quand on est isolé ou quand on peut s’appuyer sur un collectif.
Quels leviers d’action au-delà des stratégies individuelles ?
On pourrait être tenté de renvoyer chaque jeune à sa capacité d’« agilité », de « résilience » ou de « débrouillardise ». Mais une société qui se contenterait de ce discours passerait à côté de l’essentiel : la construction de carrières durables n’est pas qu’une affaire de stratégies individuelles, c’est aussi un enjeu collectif et politique.
Plusieurs pistes méritent d’être mises en débat :
- Sécuriser les transitions : renforcer les droits sociaux des jeunes en contrat court, mieux encadrer les stages, lisser les droits à la protection sociale entre statuts (salarié, indépendant, étudiant).
- Rapprocher formations et réalité des métiers : développer les enquêtes d’insertion, les immersions, les cours sur les droits du travail, la négociation salariale et les statuts, afin de limiter l’écart entre attentes et réalité.
- Réduire les inégalités territoriales : soutenir la création d’emplois qualifiés hors des grandes métropoles, investir dans les infrastructures numériques et les tiers-lieux, encourager les entreprises à décentraliser certaines fonctions.
- Reconnaître les compétences acquises hors du cadre strictement scolaire : valoriser les expériences associatives, les engagements citoyens, les projets menés en autonomie dans les procédures de recrutement, y compris dans la fonction publique.
Au fond, la question posée par la situation des jeunes diplômés est simple : voulons-nous d’un modèle où chacun doit sans cesse « se vendre » pour exister sur le marché du travail, ou préférons-nous construire des trajectoires où l’on peut, à la fois, progresser, changer de voie, se tromper, sans avoir à repartir de zéro à chaque fois ?
Les jeunes diplômés, en multipliant les bricolages de carrière, les expérimentations et les refus de certaines conditions de travail, mettent déjà ce modèle à l’épreuve. Ils en montrent les angles morts, mais aussi les possibles points de bascule. Leur désillusion, souvent amère, s’accompagne d’une exigence forte : celle d’inventer des parcours professionnels qui ne soient pas seulement viables économiquement, mais tenables humainement.