Depuis deux ans, le même échange revient à toutes les caisses de supermarché : « Ça a encore augmenté, non ? » La hausse des prix n’est plus un épisode passager, c’est devenu un décor de fond du quotidien. L’inflation ralentit sur les graphiques de l’INSEE, mais dans le frigo, dans le plein d’essence ou sur la facture d’électricité, la pression reste bien réelle.
Comment les ménages réagissent-ils, concrètement, à cette hausse persistante ? Que changent-ils vraiment dans leurs manières de consommer, et qu’est-ce que ça dit de notre société ? C’est ce que je vous propose de regarder de près.
Un choc de prix qui dure, même si les chiffres se calment
Sur le papier, la situation semble s’améliorer. Après un pic d’inflation autour de 6 % en 2022, la hausse générale des prix en France est retombée sous les 3 % en 2024, selon l’INSEE. Mais derrière ce chiffre moyen, certains postes restent durablement sous tension.
Trois réalités s’imposent :
Autrement dit, ce qui augmente le plus, ce sont les postes incompressibles. On peut renoncer à des sorties, mais pas à se loger, se nourrir, se chauffer ou se déplacer pour aller travailler. C’est ce qui explique pourquoi, même avec une inflation globale en baisse, le sentiment d’étranglement persiste.
Selon une enquête de la Banque de France, près de 60 % des ménages déclarent avoir déjà réduit leurs dépenses « non essentielles » depuis 2022, et une personne sur trois dit avoir du mal à boucler ses fins de mois. Dans ce contexte, la question n’est plus : « Est-ce que j’adapte mes habitudes ? », mais plutôt : « Jusqu’où dois-je les adapter ? »
Le retour en force du « tri dans le caddie »
Le premier terrain d’ajustement, c’est l’alimentation. Les grandes enseignes le constatent toutes : le panier moyen baisse, le nombre d’articles diminue, et les consommateurs arbitrent ligne par ligne.
Ce « tri dans le caddie » prend plusieurs formes :
Sur le terrain, cela donne des scènes très simples : on garde l’huile, on renonce aux olives ; on achète de la viande moins souvent, mais on surveille les dates courtes ; on choisit la mozzarella premier prix plutôt que la marque italienne habituelle.
Ce mouvement est ambivalent. D’un côté, il peut pousser vers une alimentation un peu plus simple, moins ultra-transformée, ce que de nombreux nutritionnistes appellent de leurs vœux. De l’autre, il renforce aussi la dépendance aux produits les moins chers, parfois de moindre qualité, et il fragilise des filières intermédiaires (producteurs locaux, commerces de proximité) qui n’ont ni les volumes ni les marges pour s’aligner sur la guerre des prix des hypermarchés.
Comparer, arbitrer, renoncer : le quotidien sous Excel mental
La deuxième évolution majeure, c’est la montée de ce qu’on pourrait appeler le « budget mental permanent ». De plus en plus de ménages vivent avec une sorte de tableau Excel dans la tête : ce qu’on dépense ici doit être compensé là.
Concrètement, cela se traduit par :
Cette gestion au plus près n’est pas nouvelle pour les ménages les plus modestes. La nouveauté, c’est qu’elle s’étend désormais à une large partie des classes moyennes, qui se pensaient auparavant « à l’abri » de ce type de calculs permanents.
Du point de vue sociologique, cela change profondément le rapport à la consommation. On ne « profite » plus de la même manière. Chaque dépense est pesée, justifiée, comparée. La spontanéité recule, la rationalisation avance. Une forme de fatigue mentale s’installe : comparer, surveiller, anticiper, c’est du temps et de l’énergie.
Le low-cost, le seconde main et le système D prennent de l’ampleur
Face à l’érosion du pouvoir d’achat, trois grandes stratégies gagnent du terrain : le low-cost, la seconde main, et le « système D » au sens large.
1. Le low-cost comme norme, plus comme exception
Dans les transports (cars, compagnies aériennes à bas prix), l’équipement (meubles, électroménager premier prix), les services (banques en ligne, opérateurs discount), le low-cost n’est plus seulement une option ponctuelle. Pour beaucoup, c’est devenu le standard.
Avec une question en toile de fond : jusqu’où peut-on « rogner » la qualité sans en payer le prix à long terme ? Un lave-linge low-cost qui lâche au bout de trois ans, est-ce vraiment une économie ?
2. La seconde main se banalise, voire se valorise
Vinted, Leboncoin, Back Market, brocantes, ressourceries : les canaux de seconde main explosent, notamment pour :
Ici, l’inflation accélère un mouvement déjà en cours, porté par les préoccupations écologiques. Acheter d’occasion n’est plus forcément vécu comme une marque de précarité, mais comme un choix « malin » ou responsable. Le regard social change, ce qui facilite cette adaptation.
3. Le retour du « faire soi-même » et du bricolage
Cuisine maison, réparation de base (vêtements, petits appareils), jardinage, fabrication de meubles simples… Le système D fait son retour. Non pas par nostalgie, mais par nécessité. YouTube et les tutoriels en ligne jouent ici un rôle central : ils donnent l’impression que tout s’apprend et tout se tente.
On peut y voir une forme de reconquête d’autonomie. Mais là encore, cette capacité est très inégalement répartie : tout le monde n’a pas le temps, l’espace, les outils ou le capital culturel pour faire soi-même. Dans bien des cas, cette « débrouille » demande du temps… que les emplois précaires ou fragmentés laissent peu.
Transport, logement, énergie : les zones où on ne peut presque pas s’échapper
Il y a ensuite les postes sur lesquels les marges de manœuvre sont faibles : se loger, se déplacer, se chauffer. C’est là que les inégalités explosent.
Transport : choisir entre voiture, temps et emploi
Pour ceux qui vivent loin des centres urbains, la voiture reste souvent indispensable. Quand le plein passe de 60 à 90 euros, le budget explose. Les adaptations possibles sont limitées :
La transition vers des mobilités moins coûteuses (vélo, transports en commun, voiture électrique) reste, dans les faits, largement réservée à ceux qui vivent en ville et/ou ont les moyens d’investir au départ. Pour les autres, l’inflation sur les carburants ressemble à une double peine : dépendance imposée et budget sous tension.
Logement : des loyers rigides, des trajectoires bloquées
Le logement est un autre exemple de dépense peu compressible. On ne déménage pas tous les six mois pour gagner 50 euros de loyer. Beaucoup de ménages se retrouvent enfermés dans des situations intermédiaires :
Dans certains cas, l’inflation retarde des projets de vie : quitter un studio pour un T2, s’installer en couple, avoir un enfant… Les choix résidentiels, déjà contraints, se resserrent encore.
Énergie : sobriété subie ou choisie ?
Les campagnes de « sobriété énergétique » ont trouvé un écho particulier. Mais pour beaucoup de ménages modestes, réduire le chauffage ou limiter l’usage des appareils électriques ne relève pas d’une conversion écologique mais d’un réflexe de survie.
On baisse d’un degré, puis de deux. On ne chauffe plus certaines pièces. On reporte l’utilisation du four. Cette sobriété-là n’a rien de confortable. Elle s’ajoute à d’autres renoncements et accentue un sentiment d’injustice : ceux qui consommaient déjà peu d’énergie sont ceux qui ont le moins de marges… mais à qui on demande encore de se serrer la ceinture.
Entre culpabilisation individuelle et causes structurelles
Face à ces adaptations, un discours revient régulièrement : « Il faut mieux gérer son budget », « éviter les dépenses inutiles », « consommer responsable ». Il y a, bien sûr, une part de vraie marge de manœuvre individuelle. Mais réduire la question de l’inflation à une affaire de « bons choix » personnels, c’est passer à côté de l’essentiel.
Trois éléments structurels pèsent lourd :
Pointer ces dimensions n’exonère pas chacun de réfléchir à ses choix de consommation. Mais cela évite de transformer une question profondément économique et politique en simple problème de « gestion de foyer ».
Une société qui apprend à vivre avec l’instabilité
Historiquement, la France a déjà connu de fortes poussées de prix : après les chocs pétroliers des années 1970, par exemple, avec une inflation qui dépassait alors 10 % par an. La différence majeure aujourd’hui, c’est le contexte.
Nous sortons d’une longue période (années 1990–2010) où l’inflation était faible, la mondialisation faisait baisser le prix de nombreux biens, et l’on promettait au consommateur un choix illimité à coût maîtrisé. Aujourd’hui, ce modèle montre ses limites :
Dans ce contexte, les ménages développent une forme d’« économie de la vigilance » : ils savent que les prix peuvent bouger vite, que certaines aides peuvent disparaître, que les règles changent fréquemment. Ils apprennent à être mobiles, à tester, à comparer, à ne pas s’engager sur le long terme (abonnements, crédits, loyers élevés).
Mais cette vigilance permanente a un coût social : stress, sentiment de précarité, difficulté à se projeter, y compris pour ceux qui, sur le papier, ne sont pas « pauvres ».
Et maintenant, quelles marges de manœuvre collectives ?
Si l’on veut sortir d’une logique où chaque ménage se débrouille seul dans son coin, plusieurs pistes de réflexion émergent, à différents niveaux.
Au niveau local :
Au niveau national :
Au niveau individuel et collectif :
La façon dont nous adaptons nos habitudes de consommation à l’inflation raconte une histoire plus large : celle d’une société qui, après avoir mis la consommation au centre de tout, se rend compte que ce modèle atteint ses limites. Réduire, arbitrer, trier, bricoler : ces gestes quotidiens ne sont pas seulement des contraintes, ils sont aussi des signaux faibles d’une réinvention possible.
Reste une question ouverte : voulons-nous simplement « tenir » en attendant le retour d’un monde où tout serait à nouveau bon marché, ou profiter de cette période pour repenser ce qui doit vraiment être accessible à tous, à quel prix, et selon quelles règles du jeu ?
Lyam
