Le progré social

Inflation persistante : comment les ménages adaptent vraiment leurs habitudes de consommation face à la hausse des prix du quotidien

Inflation persistante : comment les ménages adaptent vraiment leurs habitudes de consommation face à la hausse des prix du quotidien

Inflation persistante : comment les ménages adaptent vraiment leurs habitudes de consommation face à la hausse des prix du quotidien

Depuis deux ans, le même échange revient à toutes les caisses de supermarché : « Ça a encore augmenté, non ? » La hausse des prix n’est plus un épisode passager, c’est devenu un décor de fond du quotidien. L’inflation ralentit sur les graphiques de l’INSEE, mais dans le frigo, dans le plein d’essence ou sur la facture d’électricité, la pression reste bien réelle.

Comment les ménages réagissent-ils, concrètement, à cette hausse persistante ? Que changent-ils vraiment dans leurs manières de consommer, et qu’est-ce que ça dit de notre société ? C’est ce que je vous propose de regarder de près.

Un choc de prix qui dure, même si les chiffres se calment

Sur le papier, la situation semble s’améliorer. Après un pic d’inflation autour de 6 % en 2022, la hausse générale des prix en France est retombée sous les 3 % en 2024, selon l’INSEE. Mais derrière ce chiffre moyen, certains postes restent durablement sous tension.

Trois réalités s’imposent :

  • L’alimentation a pris plus de 20 % en moyenne entre 2021 et 2024.
  • L’énergie
  • Les loyers continuent d’augmenter, notamment dans les grandes villes, sous l’effet de l’indexation et de la tension immobilière.
  • Autrement dit, ce qui augmente le plus, ce sont les postes incompressibles. On peut renoncer à des sorties, mais pas à se loger, se nourrir, se chauffer ou se déplacer pour aller travailler. C’est ce qui explique pourquoi, même avec une inflation globale en baisse, le sentiment d’étranglement persiste.

    Selon une enquête de la Banque de France, près de 60 % des ménages déclarent avoir déjà réduit leurs dépenses « non essentielles » depuis 2022, et une personne sur trois dit avoir du mal à boucler ses fins de mois. Dans ce contexte, la question n’est plus : « Est-ce que j’adapte mes habitudes ? », mais plutôt : « Jusqu’où dois-je les adapter ? »

    Le retour en force du « tri dans le caddie »

    Le premier terrain d’ajustement, c’est l’alimentation. Les grandes enseignes le constatent toutes : le panier moyen baisse, le nombre d’articles diminue, et les consommateurs arbitrent ligne par ligne.

    Ce « tri dans le caddie » prend plusieurs formes :

  • Moins de produits transformés : plats préparés, snacks, biscuits, yaourts « plaisir » passent souvent à la trappe, au profit de produits bruts (pâtes, riz, œufs, légumes de base).
  • Montée en puissance des MDD (marques de distributeur) : dans certains rayons, elles représentent plus de 40 % des volumes. Le réflexe de « descendre d’un cran » en gamme devient la norme.
  • Chasse aux promotions : cartes de fidélité, comparateurs, achats en gros quand il y a une offre… La gestion des courses ressemble de plus en plus à une stratégie quasi-professionnelle.
  • Sur le terrain, cela donne des scènes très simples : on garde l’huile, on renonce aux olives ; on achète de la viande moins souvent, mais on surveille les dates courtes ; on choisit la mozzarella premier prix plutôt que la marque italienne habituelle.

    Ce mouvement est ambivalent. D’un côté, il peut pousser vers une alimentation un peu plus simple, moins ultra-transformée, ce que de nombreux nutritionnistes appellent de leurs vœux. De l’autre, il renforce aussi la dépendance aux produits les moins chers, parfois de moindre qualité, et il fragilise des filières intermédiaires (producteurs locaux, commerces de proximité) qui n’ont ni les volumes ni les marges pour s’aligner sur la guerre des prix des hypermarchés.

    Comparer, arbitrer, renoncer : le quotidien sous Excel mental

    La deuxième évolution majeure, c’est la montée de ce qu’on pourrait appeler le « budget mental permanent ». De plus en plus de ménages vivent avec une sorte de tableau Excel dans la tête : ce qu’on dépense ici doit être compensé là.

    Concrètement, cela se traduit par :

  • Des arbitrages systématiques : un repas au restaurant = pas de sortie cinéma ce mois-ci ; un week-end chez des amis = pas de nouveaux vêtements.
  • La recherche du « juste nécessaire » : fin des abonnements « au cas où » (plateformes de streaming multiples, salles de sport peu utilisées, options téléphoniques superflues).
  • Des achats repoussés ou fractionnés : on étale un gros achat dans le temps, on attend les soldes, on privilégie les paiements en plusieurs fois sans frais… quand ils sont vraiment sans frais.
  • Cette gestion au plus près n’est pas nouvelle pour les ménages les plus modestes. La nouveauté, c’est qu’elle s’étend désormais à une large partie des classes moyennes, qui se pensaient auparavant « à l’abri » de ce type de calculs permanents.

    Du point de vue sociologique, cela change profondément le rapport à la consommation. On ne « profite » plus de la même manière. Chaque dépense est pesée, justifiée, comparée. La spontanéité recule, la rationalisation avance. Une forme de fatigue mentale s’installe : comparer, surveiller, anticiper, c’est du temps et de l’énergie.

    Le low-cost, le seconde main et le système D prennent de l’ampleur

    Face à l’érosion du pouvoir d’achat, trois grandes stratégies gagnent du terrain : le low-cost, la seconde main, et le « système D » au sens large.

    1. Le low-cost comme norme, plus comme exception

    Dans les transports (cars, compagnies aériennes à bas prix), l’équipement (meubles, électroménager premier prix), les services (banques en ligne, opérateurs discount), le low-cost n’est plus seulement une option ponctuelle. Pour beaucoup, c’est devenu le standard.

    Avec une question en toile de fond : jusqu’où peut-on « rogner » la qualité sans en payer le prix à long terme ? Un lave-linge low-cost qui lâche au bout de trois ans, est-ce vraiment une économie ?

    2. La seconde main se banalise, voire se valorise

    Vinted, Leboncoin, Back Market, brocantes, ressourceries : les canaux de seconde main explosent, notamment pour :

  • Les vêtements, surtout pour les enfants.
  • Les smartphones et l’électronique reconditionnés.
  • Les meubles et l’équipement de base pour les jeunes ménages.
  • Ici, l’inflation accélère un mouvement déjà en cours, porté par les préoccupations écologiques. Acheter d’occasion n’est plus forcément vécu comme une marque de précarité, mais comme un choix « malin » ou responsable. Le regard social change, ce qui facilite cette adaptation.

    3. Le retour du « faire soi-même » et du bricolage

    Cuisine maison, réparation de base (vêtements, petits appareils), jardinage, fabrication de meubles simples… Le système D fait son retour. Non pas par nostalgie, mais par nécessité. YouTube et les tutoriels en ligne jouent ici un rôle central : ils donnent l’impression que tout s’apprend et tout se tente.

    On peut y voir une forme de reconquête d’autonomie. Mais là encore, cette capacité est très inégalement répartie : tout le monde n’a pas le temps, l’espace, les outils ou le capital culturel pour faire soi-même. Dans bien des cas, cette « débrouille » demande du temps… que les emplois précaires ou fragmentés laissent peu.

    Transport, logement, énergie : les zones où on ne peut presque pas s’échapper

    Il y a ensuite les postes sur lesquels les marges de manœuvre sont faibles : se loger, se déplacer, se chauffer. C’est là que les inégalités explosent.

    Transport : choisir entre voiture, temps et emploi

    Pour ceux qui vivent loin des centres urbains, la voiture reste souvent indispensable. Quand le plein passe de 60 à 90 euros, le budget explose. Les adaptations possibles sont limitées :

  • Covoiturage informel entre collègues.
  • Regroupement des déplacements (courses, activités des enfants, visites).
  • Renoncement à certaines activités trop éloignées.
  • La transition vers des mobilités moins coûteuses (vélo, transports en commun, voiture électrique) reste, dans les faits, largement réservée à ceux qui vivent en ville et/ou ont les moyens d’investir au départ. Pour les autres, l’inflation sur les carburants ressemble à une double peine : dépendance imposée et budget sous tension.

    Logement : des loyers rigides, des trajectoires bloquées

    Le logement est un autre exemple de dépense peu compressible. On ne déménage pas tous les six mois pour gagner 50 euros de loyer. Beaucoup de ménages se retrouvent enfermés dans des situations intermédiaires :

  • Logements trop chers mais proches de l’emploi.
  • Logements moins chers mais éloignés, qui augmentent les coûts de transport.
  • Dans certains cas, l’inflation retarde des projets de vie : quitter un studio pour un T2, s’installer en couple, avoir un enfant… Les choix résidentiels, déjà contraints, se resserrent encore.

    Énergie : sobriété subie ou choisie ?

    Les campagnes de « sobriété énergétique » ont trouvé un écho particulier. Mais pour beaucoup de ménages modestes, réduire le chauffage ou limiter l’usage des appareils électriques ne relève pas d’une conversion écologique mais d’un réflexe de survie.

    On baisse d’un degré, puis de deux. On ne chauffe plus certaines pièces. On reporte l’utilisation du four. Cette sobriété-là n’a rien de confortable. Elle s’ajoute à d’autres renoncements et accentue un sentiment d’injustice : ceux qui consommaient déjà peu d’énergie sont ceux qui ont le moins de marges… mais à qui on demande encore de se serrer la ceinture.

    Entre culpabilisation individuelle et causes structurelles

    Face à ces adaptations, un discours revient régulièrement : « Il faut mieux gérer son budget », « éviter les dépenses inutiles », « consommer responsable ». Il y a, bien sûr, une part de vraie marge de manœuvre individuelle. Mais réduire la question de l’inflation à une affaire de « bons choix » personnels, c’est passer à côté de l’essentiel.

    Trois éléments structurels pèsent lourd :

  • L’évolution des salaires : les revalorisations n’ont globalement pas suivi la hausse des prix, en particulier pour les bas salaires et les indépendants. Un rattrapage de 3 % de salaire face à 15–20 % de hausse sur les dépenses de base ne compense pas la perte.
  • La concentration dans la distribution : quelques grands groupes dominent l’alimentaire, l’énergie, le numérique. Leur pouvoir de fixer les prix et les marges crée un rapport de force déséquilibré avec les consommateurs et les petits producteurs.
  • Des politiques publiques en décalage : boucliers tarifaires ponctuels, chèques énergie, primes ciblées… Ces aides amortissent certains chocs mais ne modifient pas la structure des dépenses contraintes ni l’accès au logement, au transport ou à l’alimentation de qualité.
  • Pointer ces dimensions n’exonère pas chacun de réfléchir à ses choix de consommation. Mais cela évite de transformer une question profondément économique et politique en simple problème de « gestion de foyer ».

    Une société qui apprend à vivre avec l’instabilité

    Historiquement, la France a déjà connu de fortes poussées de prix : après les chocs pétroliers des années 1970, par exemple, avec une inflation qui dépassait alors 10 % par an. La différence majeure aujourd’hui, c’est le contexte.

    Nous sortons d’une longue période (années 1990–2010) où l’inflation était faible, la mondialisation faisait baisser le prix de nombreux biens, et l’on promettait au consommateur un choix illimité à coût maîtrisé. Aujourd’hui, ce modèle montre ses limites :

  • Les chaînes d’approvisionnement mondialisées sont fragiles, comme l’ont montré la pandémie et la guerre en Ukraine.
  • La transition écologique renchérit certains secteurs (énergie, construction) tant que les investissements de départ ne sont pas amortis.
  • La montée des inégalités fait que le ressenti de l’inflation n’est pas le même selon le niveau de vie : 5 % de hausse n’ont pas le même effet quand on est à 100 euros près chaque mois.
  • Dans ce contexte, les ménages développent une forme d’« économie de la vigilance » : ils savent que les prix peuvent bouger vite, que certaines aides peuvent disparaître, que les règles changent fréquemment. Ils apprennent à être mobiles, à tester, à comparer, à ne pas s’engager sur le long terme (abonnements, crédits, loyers élevés).

    Mais cette vigilance permanente a un coût social : stress, sentiment de précarité, difficulté à se projeter, y compris pour ceux qui, sur le papier, ne sont pas « pauvres ».

    Et maintenant, quelles marges de manœuvre collectives ?

    Si l’on veut sortir d’une logique où chaque ménage se débrouille seul dans son coin, plusieurs pistes de réflexion émergent, à différents niveaux.

    Au niveau local :

  • Développer des circuits courts accessibles (AMAP, marchés de producteurs, coopératives) avec une vraie attention aux prix, pour ne pas réserver ces solutions aux plus aisés.
  • Renforcer les transports publics en zones périurbaines et rurales, pour réduire la dépendance à la voiture et donc aux carburants.
  • Encourager les lieux de mutualisation : ressourceries, bibliothèques d’objets, ateliers de réparation, jardins partagés.
  • Au niveau national :

  • Poser clairement la question des dépenses contraintes (loyer, énergie, assurances, abonnements essentiels) plutôt que de ne regarder que le panier moyen de consommation.
  • Réfléchir à des mécanismes de régulation plus forts dans certains secteurs stratégiques (énergie, logement, distribution), pour limiter les marges excessives et les effets d’aubaine.
  • Mettre en cohérence politiques sociales, salariales et fiscales pour que les hausses de revenus réels suivent au moins celles des dépenses de base.
  • Au niveau individuel et collectif :

  • Partager davantage d’outils de compréhension (budgets types, analyses de facture, comparateurs indépendants) pour redonner du pouvoir d’agir aux consommateurs.
  • Favoriser des formes d’organisation entre habitants : achats groupés, covoiturage structuré, colocation intergénérationnelle, qui existent déjà mais restent souvent dispersés.
  • La façon dont nous adaptons nos habitudes de consommation à l’inflation raconte une histoire plus large : celle d’une société qui, après avoir mis la consommation au centre de tout, se rend compte que ce modèle atteint ses limites. Réduire, arbitrer, trier, bricoler : ces gestes quotidiens ne sont pas seulement des contraintes, ils sont aussi des signaux faibles d’une réinvention possible.

    Reste une question ouverte : voulons-nous simplement « tenir » en attendant le retour d’un monde où tout serait à nouveau bon marché, ou profiter de cette période pour repenser ce qui doit vraiment être accessible à tous, à quel prix, et selon quelles règles du jeu ?

    Lyam

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