Le progré social

Histoire : la naissance de la sécurité sociale en France, pilier du modèle social et des droits des travailleurs

Histoire : la naissance de la sécurité sociale en France, pilier du modèle social et des droits des travailleurs

Histoire : la naissance de la sécurité sociale en France, pilier du modèle social et des droits des travailleurs

Avant la Sécurité sociale : quand la maladie pouvait tout faire basculer

On a tendance à l’oublier, mais la Sécurité sociale est une institution très récente à l’échelle de l’histoire. Elle naît officiellement en 1945. Avant, tomber malade, perdre son emploi ou vieillir sans fortune pouvait signifier la misère pure et simple.

Au XIXe siècle, la protection sociale repose surtout sur trois piliers : la famille, la charité et quelques caisses de secours créées par les travailleurs eux-mêmes. Ce sont les premières mutuelles ouvrières, souvent liées à un métier ou à une entreprise. Elles permettent de verser quelques indemnités en cas de maladie ou de décès, mais leur couverture reste limitée, inégale, et réservée à ceux qui peuvent cotiser.

L’État intervient peu. La première grande loi sociale, sur les accidents du travail, date de 1898. Elle oblige les employeurs à indemniser les salariés blessés. En 1910, une loi crée une retraite ouvrière et paysanne, mais les montants sont faibles et la couverture partielle. En 1930, viennent les premières assurances sociales obligatoires pour les salariés à bas revenus : maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès. Mais là encore, beaucoup restent à l’écart, notamment les agriculteurs, les indépendants, les fonctionnaires.

En 1936, le Front populaire instaure les congés payés et la semaine de 40 heures. C’est une avancée majeure, mais le système de protection sociale reste fragmenté, inégal, et très dépendant de l’employeur ou de la situation familiale. Une longue maladie, un accident, une naissance peuvent encore faire plonger un ménage dans la pauvreté.

Autrement dit, avant 1945, il existe bien des protections, mais elles sont partielles, corporatistes, et ne couvrent pas l’ensemble de la population. La « Sécurité sociale » comme droit fondamental et socle commun n’existe pas encore.

Le choc de la guerre et le programme du CNR : préparer un autre modèle

La Seconde Guerre mondiale et l’Occupation vont servir de catalyseur. Les destructions, la faim, le marché noir, les inégalités face au rationnement creusent un sentiment d’injustice et d’urgence. Dans la Résistance, une question traverse les débats : que faire « après », pour que le retour à la normale ne soit pas un retour à l’ordre social d’avant-guerre ?

En mars 1944, le Conseil national de la Résistance (CNR) adopte un programme qui deviendra célèbre. Parmi ses priorités figure la volonté d’« un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence ». La formule est claire : ce n’est pas une aide ponctuelle, mais un droit généralisé, qui doit garantir à chacun un revenu de remplacement digne en cas de coup dur.

Le CNR s’inspire à la fois de traditions françaises (mutualisme, législation sociale) et d’exemples étrangers, notamment le rapport Beveridge adopté en 1942 au Royaume-Uni, qui pose les bases d’un système de sécurité sociale national, financé par cotisations.

À la Libération, cette idée d’une protection sociale universelle s’impose comme l’un des piliers du « monde d’après ». Elle répond aussi à une demande forte du mouvement ouvrier, syndical et politique, qui sort renforcé de la Résistance et qui entend peser sur la reconstruction.

1945 : les ordonnances fondatrices et le rôle clé d’Ambroise Croizat

La naissance juridique de la Sécurité sociale française se fait par une série d’ordonnances. La plus célèbre, celle du 4 octobre 1945, crée le régime général de la Sécurité sociale, avec une ambition : réunir dans une même institution l’ensemble des risques sociaux (maladie, vieillesse, famille) et couvrir progressivement toute la population.

Au gouvernement, deux hommes jouent un rôle décisif : Pierre Laroque, haut fonctionnaire, architecte intellectuel de la réforme, et Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, militant ouvrier et dirigeant communiste, que beaucoup surnommeront plus tard le « père de la Sécu » ou le « ministre des travailleurs ».

Entre 1945 et 1947, sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, la mise en place est fulgurante :

En deux ans, un appareil entièrement nouveau se met en place, dans un pays encore ruiné, avec des infrastructures détruites et des finances publiques exsangues. Ce choix politique est loin d’être évident : consacrer des ressources à la protection sociale, alors qu’il faut reconstruire biens, routes, usines, c’est parier que la justice sociale est une condition de la reconstruction, et pas un luxe à renvoyer à plus tard.

Un système construit sur trois principes : universalité, unité, solidarité

La Sécurité sociale de 1945 repose sur trois grands principes, qui restent, malgré toutes les réformes, le cœur du « modèle social français ».

1. L’universalité (en devenir)

L’objectif est de couvrir « l’ensemble de la population ». Dans les faits, le régime général commence par les salariés de l’industrie et du commerce, mais l’horizon est clair : étendre ensuite la couverture aux autres catégories. C’est ce qui se passera dans les décennies suivantes avec des régimes spécifiques pour les agriculteurs, les indépendants, les fonctionnaires, jusqu’à l’instauration de la couverture maladie universelle (CMU) en 1999, puis de la protection universelle maladie (PUMa) en 2016.

2. L’unité

L’idée de départ est de regrouper dans une même institution la prise en charge de plusieurs risques : maladie, maternité, invalidité, vieillesse, famille. On sort d’une logique de caisses multiples, éparpillées, pour aller vers un système cohérent. Même si, dans la pratique, l’unité sera vite entamée par la création ou le maintien de régimes particuliers, le modèle français reste marqué par cette volonté de socle commun.

3. La solidarité et le financement par cotisations sociales

La Sécurité sociale n’est ni une simple assurance privée, ni une aumône publique. Elle est financée principalement par des cotisations sociales prélevées sur les salaires, payées à la fois par les employeurs et les salariés. Ces cotisations ouvrent des droits, mais elles alimentent surtout un vaste mécanisme de solidarité :

Ce choix rompt avec une vision purement individualiste du risque : on ne « mérite » pas ou pas la maladie, le chômage, l’accident. On les prend en charge collectivement, car ils font partie des aléas de toute vie humaine.

Des oppositions fortes dès l’origine

Contrairement à une image parfois trop lisse, la Sécurité sociale ne naît pas dans un consensus total. Dès 1945, de nombreuses résistances apparaissent.

Une partie du patronat s’oppose à un système obligatoire et uniforme, jugé trop coûteux et trop centralisé. Certains milieux médicaux refusent toute mise sous tutelle d’un organisme public, au nom de la liberté de prescription et du libre choix du médecin. Des mutuelles, déjà installées, craignent de perdre leur rôle central.

L’Église catholique défend ses œuvres caritatives et ses caisses propres, et s’inquiète d’un État social qui pourrait marginaliser ses réseaux. Politiquement, les débats sont vifs entre gaullistes, socialistes, communistes et démocrates-chrétiens sur le degré d’étatisation, la place des partenaires sociaux, le périmètre des droits.

Ces conflits laissent des traces durables dans l’architecture du système. On maintient par exemple des régimes spéciaux pour certaines professions. On laisse une place importante aux mutuelles et aux complémentaires. On organise la gestion non pas par l’État seul, mais par des caisses dirigées par des représentants élus des assurés sociaux.

Au fil des années, la Sécurité sociale est ainsi à la fois un compromis et un champ de bataille permanent, où se rejouent les grands clivages économiques, politiques et idéologiques du pays.

Un pilier des droits des travailleurs : maladie, retraite, famille, accidents du travail

Que change concrètement la Sécurité sociale pour les travailleurs ? Elle transforme radicalement la manière dont le risque social est vécu et anticipé.

En cas de maladie, la Sécurité sociale prend en charge une grande partie des frais de santé et verse des indemnités journalières en cas d’arrêt de travail. Cela permet à un salarié malade de ne pas perdre immédiatement ses revenus et d’accéder à des soins qui, autrement, resteraient hors de portée. En 1950, l’espérance de vie à la naissance est d’environ 66 ans en France ; elle dépasse 82 ans aujourd’hui. La Sécu n’explique pas tout, mais l’accès élargi aux soins y contribue largement.

Pour la retraite, le système par répartition mis en place après-guerre, complété ensuite par les régimes complémentaires, garantit un revenu aux travailleurs une fois leur vie active terminée. Là encore, le contraste avec l’avant-guerre est net : la vieillesse n’est plus synonyme automatique de dépendance familiale ou de charité.

Pour la famille, les allocations familiales et les prestations liées à la maternité modifient les conditions matérielles d’accueil des enfants. Elles réduisent le coût relatif d’un enfant pour les ménages modestes et sécurisent un peu la période de la grossesse et du jeune enfant, notamment via les congés maternité.

En cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, la réparation est encadrée et financée de façon systématique. Le salarié n’est plus seul face à un employeur qui pourrait refuser d’assumer ses responsabilités.

Progressivement, ces garanties deviennent des « droits sociaux ». Ils ne dépendent plus uniquement de la bonne volonté du patron, de la famille ou du hasard des solidarités. Ils sont inscrits dans la loi et financés par des cotisations obligatoires. Ils font partie des droits associés au travail salarié, au même titre que le salaire ou les congés payés.

D’un outil d’émancipation à un « coût » contesté ?

À partir des années 1970, avec le chômage de masse et le ralentissement de la croissance, la Sécurité sociale change de statut dans le débat public. Ce qui était d’abord perçu comme un outil d’émancipation et de cohésion sociale devient de plus en plus présenté comme un « coût » à maîtriser.

Quelques chiffres éclairent ce basculement. Les dépenses de protection sociale en France représentent aujourd’hui autour de 32 % du PIB, un des niveaux les plus élevés au monde. Une grande partie de ces dépenses passe par la Sécurité sociale : assurance maladie, retraites, famille, accidents du travail.

À partir des années 1990, la logique de « maîtrise des dépenses de santé » s’impose. On parle de déficit de la Sécu, d’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM), de réformes « paramétriques » des retraites, de déremboursements, de forfaits, de reste à charge. Les réformes se succèdent, souvent au nom de la soutenabilité financière.

En parallèle, on assiste à un glissement du financement :

Derrière ces choix techniques, une question traverse tout le débat : la protection sociale doit-elle rester principalement liée au travail salarié, ou devenir un véritable droit attaché à la personne, indépendamment de son statut professionnel ?

Un héritage bousculé par les mutations du travail

La Sécurité sociale a été pensée dans un monde très différent de celui d’aujourd’hui : salariat stable, carrière linéaire, industrie de masse. Or le marché du travail se fragmente : CDD, intérim, auto-entreprise, plateformes numériques, multi-activité, intermittence. Comment un système bâti sur le modèle du salarié à temps plein en CDI s’adapte-t-il à ces nouvelles réalités ?

Les travailleurs des plateformes (chauffeurs VTC, livreurs), par exemple, se retrouvent souvent dans un entre-deux : officiellement indépendants, mais dépendants économiquement d’un donneur d’ordre. Leur accès à la protection sociale est plus précaire, leurs droits à la retraite ou aux indemnités maladie sont moindres, leurs cotisations plus faibles ou irrégulières.

De même, les jeunes enchaînant stages, contrats courts et périodes de chômage peinent à accumuler des droits suffisants, alors que la Sécu avait justement pour ambition de lisser ces aléas. Dans certains cas, le système parvient à ajuster ses règles. Dans d’autres, il laisse apparaître des « trous dans la raquette ».

Faut-il alors revoir la place des cotisations dans le financement, renforcer les droits sociaux indépendamment du statut, ou repenser entièrement les régimes par métier ? Ces questions, très actuelles, renvoient directement à l’esprit de 1945 : construire une protection sociale à la hauteur des risques réels, et non des catégories administratives héritées.

Que reste-t-il de l’esprit de 1945 ?

Près de 80 ans après sa création, la Sécurité sociale demeure l’une des institutions les plus populaires de France, malgré les critiques récurrentes sur les « déficits » ou la « lourdeur » administrative. Les sondages montrent régulièrement qu’une large majorité de la population reste attachée à ce modèle, y voit une fierté collective et un marqueur du « modèle social français ».

Pour autant, l’esprit de 1945 n’est pas figé. Il n’était pas seulement une liste de prestations, mais une manière de penser la société :

Le débat actuel ne porte donc pas seulement sur des pourcentages de cotisation ou l’âge légal de départ à la retraite. Il porte sur ce que la société est prête, ou non, à mettre en commun pour affronter les risques du présent : vieillissement, maladies chroniques, précarité, crises économiques, changement climatique.

En 1945, dans un pays dévasté, on a fait le choix politique d’ériger un système de Sécurité sociale ambitieux, alors même que les marges budgétaires étaient très faibles. La question, aujourd’hui, est peut-être moins de savoir si l’on a les moyens de préserver cet héritage que de décider si l’on souhaite, oui ou non, maintenir ce niveau de solidarité et le réinventer pour les formes nouvelles du travail et de la vie.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la Sécurité sociale n’est pas seulement un dispositif technique. C’est un choix de société, né d’un moment historique de rupture, qui continue d’influencer en profondeur les droits des travailleurs, la manière dont on aborde les vulnérabilités, et la ligne de partage entre ce qui relève du chacun pour soi et ce qui devient affaire commune.

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