La Commune de Paris est partout dans les discours militants, rarement dans les manuels scolaires, et presque toujours réduite à quelques images : barricades, drapeaux rouges, Semaine sanglante. Mais si l’on regarde de plus près, ces 72 jours de 1871 ressemblent à autre chose qu’à une simple « émeute » : un véritable laboratoire démocratique et social, forgé par une classe ouvrière en train de se découvrir comme force politique autonome.
Un soulèvement qui naît d’abord d’une crise sociale
Pour comprendre la Commune, il faut d’abord regarder le décor social de Paris en 1870-1871. La capitale compte alors près de deux millions d’habitants, dont une large proportion d’ouvriers, d’artisans, de petits employés. L’industrialisation progresse, mais sans la moindre protection sociale. La journée de travail dépasse souvent 12 heures, l’accident du travail n’est pas indemnisé, et le chômage signifie tout simplement la misère.
À cela s’ajoute la guerre franco-prussienne (1870). Le siège de Paris par les troupes prussiennes plonge la ville dans la faim et l’humiliation. Pendant que les élites se replient à Versailles, une partie importante de la population parisienne s’organise en garde nationale, milice de citoyens armés qui élisent leurs officiers. L’idée est simple : si l’État ne protège plus, il faut s’auto-organiser.
Quand le gouvernement d’Adolphe Thiers, retranché à Versailles, tente de désarmer la garde nationale le 18 mars 1871, c’est l’étincelle. Paris se soulève, les canons installés sur les hauteurs de Montmartre sont défendus par les habitants. La répression tourne mal pour les autorités : les troupes fraternisent, des généraux sont exécutés. Très vite, le pouvoir réel bascule à Paris entre les mains de ceux qui y vivent.
On a souvent raconté cet épisode comme une « folie » parisienne. Mais si l’on regarde le profil social des communards, on voit autre chose : des ouvriers qualifiés, des artisans, des employés, des instituteurs, des journalistes… autrement dit, des travailleurs qui se posent une question nouvelle pour l’époque : et si la ville, et plus largement la société, pouvait être gouvernée par ceux qui la font vivre ?
Un pouvoir politique issu d’en bas
La Commune est proclamée le 28 mars 1871, après des élections municipales où participent environ la moitié des électeurs parisiens. Les élus de la Commune ne constituent pas un bloc homogène : on y trouve des jacobins (républicains radicaux), des blanquistes (révolutionnaires insurrectionnels), des proudhoniens (socialistes fédéralistes), quelques internationalistes proches de Marx, et des indépendants.
Mais au-delà des étiquettes politiques, un point commun saute aux yeux des historiens : la forte présence des milieux populaires. La plupart des élus de la Commune sont des hommes issus des classes laborieuses, parfois autodidactes. Chez eux, peu de grands orateurs académiques, mais des imprimeurs, relieurs, mécaniciens, instituteurs, typographes, journalistes populaires. Cette composition sociale influe sur les priorités politiques.
Autour du Conseil de la Commune gravitent aussi des acteurs souvent invisibles dans les récits traditionnels :
- des femmes, regroupées notamment dans l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, animée par Elisabeth Dmitrieff et Nathalie Lemel ;
- des étrangers, à qui la Commune accorde officiellement des responsabilités (comme le Polonais Dombrowski ou le Hongrois Frankel), au nom d’un principe simple : « La patrie du travailleur, c’est le monde entier » ;
- des groupes de quartier, comités et clubs, qui débattent, proposent des mesures, surveillent les élus.
C’est là que le mot « laboratoire » commence à prendre sens : la Commune n’est pas seulement un changement de gouvernement, mais un essai grandeur nature d’auto-gouvernement populaire, dans une ville où le peuple ne se contente plus d’applaudir ou de protester, mais tente de gouverner lui-même.
Des institutions politiques en expérimentation
Sur le plan institutionnel, plusieurs innovations marquent une rupture nette avec les pratiques de la IIIᵉ République naissante comme avec celles de l’Empire :
- Mandat impératif et révocabilité des élus : les élus de la Commune sont considérés comme des délégués des quartiers, soumis au contrôle direct des électeurs, et révocables. L’idée est que l’élection ne donne pas un blanc-seing pour plusieurs années, mais un mandat précis.
- Fusion du législatif et de l’exécutif : le Conseil de la Commune cumule des fonctions de délibération et d’exécution. L’objectif est de limiter la distance entre les décisions et leur application.
- Organisation par commissions : travail, finances, enseignement, justice… Ces commissions sont dirigées par des élus, mais alimentées par des délégués de terrain, souvent issus des corporations et des fédérations de métiers.
- Démocratie de quartier : les arrondissements jouent un rôle politique central, à travers des comités qui débattent, font remonter des revendications et, parfois, prennent des décisions sans attendre la validation centrale.
On retrouve là des débats qui réapparaissent régulièrement aujourd’hui : faut-il des mandats révocables ? Une démocratie plus directe à l’échelle locale ? Quelle part laisser à l’auto-organisation des quartiers et des lieux de travail ?
Les observateurs de l’époque, y compris Marx, voient dans la Commune une préfiguration de ce que pourrait être un État « démocratisé » de fond en comble : armée remplacée par le peuple en armes, administration réorganisée autour de délégués élus, suppression d’une grande partie des privilèges bureaucratiques et des hauts salaires de fonctionnaires.
Un programme social pensé depuis le travail
La Commune se distingue aussi par la rapidité avec laquelle elle adopte une série de mesures sociales, malgré la guerre en cours et le peu de moyens disponibles. Là encore, la classe ouvrière n’est pas seulement « bénéficiaire » de ces mesures : elle en est la source et le moteur.
Quelques décisions emblématiques montrent la direction prise :
- Suspension des loyers et des ventes au mont-de-piété pour les travailleurs endettés, afin d’éviter expulsions et saisies dans une ville déjà appauvrie par le siège.
- Suppression du travail de nuit pour les boulangers (un combat typique d’ouvriers qualifiés, organisés depuis longtemps, qui veulent reprendre le contrôle sur leur temps de vie).
- Réquisition des ateliers abandonnés par les patrons partis à Versailles, pour les confier à des associations ouvrières. C’est une première esquisse d’autogestion.
- Projet d’interdiction des amendes et retenues sur salaire, très utilisées par les employeurs pour discipliner la main-d’œuvre.
Ces mesures restent partielles et parfois difficiles à appliquer, mais elles dessinent un basculement : l’économie ne doit plus être régie seulement par l’intérêt des propriétaires, mais par les besoins de ceux qui travaillent.
Dans l’ombre de ces décrets, on voit se multiplier des expériences concrètes :
- des coopératives de production, souvent issues d’ateliers d’artisans ;
- des tentatives de fédération de métiers à l’échelle de Paris ;
- des débats sur les salaires maximaux, y compris pour les élus, qui ne doivent pas gagner plus qu’un bon ouvrier.
La Commune, ce n’est donc pas seulement l’idée d’un « autre » pouvoir politique, c’est aussi le test d’une autre manière d’organiser le travail et la production, même si tout est resté à l’état d’ébauche, faute de temps et d’extension territoriale.
École, laïcité, égalité : un chantier culturel et social
Un autre aspect central du laboratoire communal se joue dans l’école et l’espace public. La Commune engage un mouvement de laïcisation accélérée : séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget des cultes, retrait des symboles religieux des institutions publiques.
Ce n’est pas seulement une guerre aux curés : c’est une tentative de reprendre la main sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la « reproduction sociale ». Qui forme les esprits ? Selon quelles valeurs ?
Les communards poussent pour :
- une instruction gratuite, laïque et, à terme, obligatoire, pour garçons et filles ;
- le développement d’écoles professionnelles destinées aux enfants des classes populaires ;
- une reconnaissance des enseignantes et une meilleure rémunération.
Les femmes jouent ici un rôle décisif. Bien qu’elles soient toujours exclues du droit de vote, elles s’organisent, tiennent des clubs, rédigent des pétitions, réclament l’égalité civile, le droit au travail, à l’instruction, et critiquent la domination masculine dans les organisations révolutionnaires elles-mêmes.
L’Union des femmes, par exemple, milite pour :
- la création d’ateliers coopératifs féminins ;
- l’égalité de salaire à travail égal (revendication très en avance pour l’époque) ;
- la participation pleine des femmes à la défense de la ville.
Quand on parle de « classe ouvrière » à propos de la Commune, il faut donc élargir le regard : il s’agit d’une classe en formation, traversée par des rapports de genre, de nationalité, de qualification, qui s’éprouve elle-même comme sujet collectif en sortant des rôles traditionnels.
Un laboratoire sous feu ennemi permanent
Tout ce qui précède ne doit pas faire oublier un élément clé : la Commune expérimente sous la menace constante de la guerre. Paris est isolé dans un pays majoritairement rural, où la majorité de la population reste hostile ou indifférente à ce qui se passe dans la capitale, parfois sous l’effet d’une violente campagne de propagande menée par le gouvernement de Versailles.
Dans ces conditions, le laboratoire démocratique se heurte à plusieurs limites :
- Pression militaire permanente : grande partie de l’énergie politique est absorbée par la défense de la ville. Les désaccords stratégiques (offensive sur Versailles ou défense des barricades ?) divisent les différentes tendances de la Commune.
- Temps très court : 72 jours, dont une part non négligeable consacrée à mettre en place des institutions de base, à organiser les services publics, à maintenir l’approvisionnement.
- Isolement politique : les tentatives de créer des communes « sœurs » à Lyon, Marseille, Narbonne ou Saint-Étienne échouent rapidement. Sans relais national, les mesures parisiennes restent locales.
- Tensions internes : divergences entre partisans d’un pouvoir central fort (héritiers de la tradition jacobine) et tenants d’un fédéralisme communal plus décentralisé, sans parler des conflits entre courants socialistes.
La fin est connue : en mai 1871, les troupes versaillaises écrasent Paris durant la Semaine sanglante. Les estimations des morts varient fortement, mais on parle souvent de plusieurs dizaines de milliers de victimes, fusillées, abattues ou massacrées dans les combats de rue. Des milliers d’autres sont emprisonnés, déportés, condamnés aux travaux forcés.
Politiquement, le message envoyé est clair : toute tentative de gouvernement ouvrier autonome est traitée comme une menace existentielle par l’alliance des classes possédantes et de l’État central. Ce que la bourgeoisie française ne pardonne pas à Paris, ce n’est pas seulement la violence des combats, c’est d’avoir tenté de gouverner sans elle.
Que reste-t-il de la Commune dans les luttes sociales d’aujourd’hui ?
Pourquoi revenir, 150 ans plus tard, sur une expérience aussi brève et tragique ? Parce que beaucoup des questions posées par la Commune n’ont rien perdu de leur actualité. On peut en identifier au moins trois, qui traversent les débats contemporains sur la démocratie, le travail et la justice sociale.
1. Qui gouverne, et comment ?
La revendication de la révocabilité des élus, des salaires politiques limités, du contrôle populaire sur les institutions se retrouve, sous d’autres formes, dans des mouvements récents : des assemblées de ronds-points des Gilets jaunes aux expérimentations de budgets participatifs en Amérique latine, en passant par les mobilisations contre la « professionnalisation » de la politique.
À chaque fois, une même défiance revient : la représentation politique classique apparaît trop éloignée des réalités de terrain. La Commune n’offre pas un modèle clé en main, mais un précédent historique où cette défiance a débouché sur un essai de réinvention institutionnelle.
2. L’économie au service de qui ?
Les réflexions des communards sur la réquisition des ateliers, le contrôle ouvrier, la limitation des privilèges économiques font écho aux débats actuels sur :
- l’autogestion (on pense aux entreprises reprises par leurs salariés) ;
- les coopératives et associations de production ;
- les formes d’économie sociale et solidaire qui cherchent à sortir d’une logique purement actionnariale.
La Commune pose une question brutale : peut-on parler de démocratie politique si les lieux clés du pouvoir économique (usines, banques, grandes entreprises) échappent totalement au contrôle de ceux qui y travaillent ?
3. Comment articuler justice sociale, émancipation et libertés publiques ?
Les mesures sur l’école, la laïcité, les droits des femmes, la reconnaissance des étrangers comme citoyens de fait s’entremêlent chez les communards. On ne sépare pas « la question sociale » de « la question démocratique » ou de « la question des libertés individuelles ». À bien des égards, c’est l’inverse de certains discours actuels qui opposent « fin du mois » et « fin du monde », droits sociaux et libertés publiques, justice économique et droits des minorités.
Revenir sur la Commune, c’est rappeler que des fractions de la classe ouvrière ont défendu dès le XIXᵉ siècle un universalisme concret : celui d’une citoyenneté ancrée dans le travail, mais ouverte à toutes et tous, indépendamment du sexe ou de la nationalité.
Un héritage à manier avec lucidité
Il serait tentant d’idéaliser la Commune comme un âge d’or perdu, un moment pur sans contradictions ni erreurs. Ce serait trahir ce qu’elle a été : une expérience improvisée, traversée de désaccords, souvent mal organisée, prise de court par la violence militaire, et limitée à une seule ville dans un pays majoritairement rural et conservateur.
Mais il serait tout aussi trompeur d’en faire un simple « accident » de l’histoire, un délire de quelques agités parisien. Le fait que la Commune ait été étudiée, admirée, critiquée par une longue lignée de penseurs – de Marx à Lénine, de Rosa Luxemburg à des historiennes et historiens comme Jacques Rougerie ou Kristin Ross – montre qu’elle touche à des questions structurelles : qui a le droit de décider ? que vaut la démocratie sans égalité sociale ? à quoi ressemble une république où la classe ouvrière n’est plus seulement gouvernée, mais gouvernante ?
Les communards eux-mêmes n’avaient pas de plan détaillé pour transformer la société. Ils ont bricolé, expérimenté, tâtonné, dans l’urgence. C’est précisément ce qui rend leur expérience précieuse : elle montre non pas un modèle achevé, mais un processus en train de se faire, avec tout ce que cela comporte d’erreurs, de conflits et de trouvailles.
À l’heure où le mot « démocratie » est partout invoqué, y compris par des régimes autoritaires ou des pouvoirs très éloignés du terrain social, la Commune de Paris rappelle une évidence que beaucoup préfèrent oublier : sans pouvoir réel des classes populaires sur les institutions, sans contrôle sur le travail, sans capacité à décider collectivement du sens et de l’usage des richesses produites, le mot « démocratie » risque fort de n’être qu’un logo de plus sur la façade.
En 1871, pendant 72 jours, une partie de la classe ouvrière parisienne a tenté de voir ce que donnerait une société où ce pouvoir serait, au moins en partie, entre ses mains. Elle a perdu militairement. Mais elle a laissé assez de traces pour que, un siècle et demi plus tard, on continue de s’y référer chaque fois que l’on cherche à penser, concrètement, ce que pourrait être une démocratie qui ne s’arrête pas à la porte des ateliers et des bureaux.