Le progré social

Histoire : décret d’Allarde et la loi le chapelier, naissance du libéralisme économique et interdiction des corporations

Histoire : décret d'Allarde et la loi le chapelier, naissance du libéralisme économique et interdiction des corporations

Histoire : décret d'Allarde et la loi le chapelier, naissance du libéralisme économique et interdiction des corporations

Printemps 1791. En quelques semaines, deux textes passent presque inaperçus au milieu du tumulte révolutionnaire : le décret d’Allarde (2 et 17 mars) et la loi Le Chapelier (14 juin). Pas de têtes coupées, pas de prise de la Bastille, pas de grandes scènes pour les manuels scolaires. Pourtant, c’est là que se joue discrètement une rupture majeure : la fin des corporations et la naissance officielle, en France, d’un libéralisme économique assumé.

Pourquoi ces textes, techniques en apparence, comptent-ils encore pour comprendre les débats actuels sur les syndicats, les plateformes type Uber ou la “liberté d’entreprendre” ? Pour répondre, il faut revenir un peu en arrière.

Avant 1791 : un monde organisé par les corporations

Sous l’Ancien Régime, l’économie urbaine est structurée par les corporations. Chaque métier – boulangers, tailleurs, imprimeurs, etc. – est organisé en une communauté officielle, reconnue par le pouvoir royal. Elles fixent :

  • les conditions d’entrée dans le métier (apprentissage, compagnonnage, maîtrise) ;
  • les règles de concurrence (prix, qualité, zones d’activité) ;
  • les droits et devoirs de leurs membres (entraide, discipline, hiérarchie) ;
  • les relations avec le pouvoir (impôts, privilèges, régulation).
  • Dit autrement, pour travailler légalement dans un grand nombre de métiers, il faut être reçu dans la corporation concernée. Sans cela, pas d’activité possible. Le système protège de la concurrence sauvage, régule les conflits, garantit un certain niveau de qualité… mais exclut aussi, verrouille les accès, et perpétue des privilèges.

    À partir du XVIIIᵉ siècle, ce dispositif est de plus en plus contesté. Les Lumières le critiquent au nom de la “liberté naturelle” de travailler. Les physiocrates et les premiers économistes libéraux l’attaquent au nom de l’efficacité économique. Les bourgeois qui veulent entreprendre sans passer par les anciennes hiérarchies corporatives y voient un obstacle de plus.

    La Révolution arrive avec cette idée en tête : il faut “rendre les Français libres”, y compris dans leur travail. La suppression des corporations s’inscrit donc dans une logique plus large : abolition des privilèges (4 août 1789), affirmation de l’égalité civile (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), unification du marché national.

    Le décret d’Allarde : la liberté d’entreprendre comme principe

    Le décret d’Allarde, adopté en mars 1791, porte le nom de son rapporteur, le député Pierre d’Allarde. Son cœur tient en une formule restée célèbre :

    « Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon. »

    C’est la proclamation, nette, de la liberté du commerce et de l’industrie. Le texte supprime les maîtrises et jurandes, c’est-à-dire l’essentiel du système corporatif. Désormais :

  • plus de nécessité d’appartenir à une corporation pour exercer un métier ;
  • plus d’obligation de passer par tout un parcours codifié (apprenti, compagnon, maître) pour s’installer ;
  • tout individu, au moins en théorie, peut se lancer comme artisan, commerçant, entrepreneur.
  • Il ne s’agit pas seulement de “libérer” le travail : il s’agit aussi d’unifier l’espace économique français. Les corporations et les privilèges locaux fragmentaient le marché. En supprimant tout cela, les députés entendent créer un marché intérieur plus fluide, où l’offre et la demande circulent librement.

    Cette logique s’accompagne toutefois d’une contrepartie fiscale. Le décret d’Allarde institue la “patente” : une taxe payée par les personnes qui exercent une activité commerciale, artisanale ou industrielle. Autrement dit, on supprime les droits d’entrée corporatifs, mais on instaure un impôt professionnel centralisé.

    Le message est clair : le nouvel État révolutionnaire accepte la liberté d’entreprendre, mais il la place dans un cadre fiscal commun. C’est un deal typiquement moderne : moins de réglementations corporatives, plus de liberté économique, mais une contribution financière uniforme au budget public.

    La loi Le Chapelier : pas de corps intermédiaires entre l’État et l’individu

    Quelques mois plus tard, un autre texte va encore plus loin : la loi Le Chapelier, du nom du député Isaac Le Chapelier. Là où le décret d’Allarde vise les corporations professionnelles, la loi Le Chapelier cible les « coalitions » de travailleurs et de patrons.

    Le texte interdit :

  • toute association professionnelle, durable, de type corporation reconstituée ;
  • toute coalition ouvrière pour défendre des intérêts communs (grèves, ententes sur les salaires) ;
  • toute coalition patronale pour fixer ensemble des conditions de travail.
  • Dans son article 2, la loi affirme : « Les citoyens d’un même état ou profession ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaires, ni syndics. » Autrement dit, pas de syndicats, pas de regroupement professionnel organisé, même bénévole.

    Pourquoi une telle sévérité ? Parce que, dans la logique révolutionnaire dominante, il ne doit exister que deux niveaux légitimes :

  • l’individu, porteur de droits naturels ;
  • la Nation, incarnée par l’État.
  • Tout ce qui se situe entre les deux – ordres, provinces, corporations, Église – est perçu comme un danger potentiel pour l’unité nationale. La loi Le Chapelier applique cette logique au monde du travail : pas de “corps intermédiaires” capables de faire pression sur la loi générale.

    Sur le papier, l’objectif affiché est d’empêcher le retour des anciens privilèges sous des formes nouvelles. Dans les faits, cette interdiction frappe brutalement les premières formes d’organisation ouvrière, qui commençaient à apparaître dans les années 1780, notamment dans le textile et l’imprimerie.

    Libéralisme économique ou libéralisme “à sens unique” ?

    En liant le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, on voit se dessiner un modèle précis :

  • liberté d’entreprendre pour les individus ;
  • liberté du marché (moins de régulations corporatives, plus de concurrence) ;
  • interdiction pour les travailleurs comme pour les employeurs de s’organiser collectivement.
  • C’est là que se pose une question encore actuelle : un libéralisme économique sans libertés collectives est-il vraiment un libéralisme, ou bien une asymétrie en faveur des plus forts sur le marché ?

    Dans ce nouveau cadre, l’ouvrier est désormais “libre” de travailler pour qui il veut, mais :

  • il ne peut pas négocier collectivement son salaire ;
  • il ne peut pas se mettre légalement en grève ;
  • il ne peut pas créer un syndicat pour défendre ses intérêts.
  • Le patron, lui, est libre d’ouvrir un atelier, de fixer ses conditions, de licencier. Il a certes des risques économiques à assumer, mais il bénéficie d’un pouvoir de négociation très supérieur, renforcé par la rareté des emplois et l’absence de protections sociales.

    Les députés de 1791 n’ignorent pas totalement cette déséquilibre, mais ils le lisent avec les lunettes de leur temps. Pour eux, toute coalition de travailleurs ressemble à une menace d’émeute ou de “rébellion contre la loi”, encore marquée par la mémoire des révoltes frumentaires et des jacqueries. La question sociale, telle qu’elle se posera au XIXᵉ siècle avec l’industrialisation de masse, n’est pas encore pleinement perçue.

    Conséquences sociales : la longue invisibilisation du conflit de travail

    La loi Le Chapelier va rester en vigueur, peu ou prou, pendant près d’un siècle. Les coalitions ouvrières ne seront officiellement dépénalisées qu’en 1864 (loi Ollivier), et les syndicats autorisés en 1884 (loi Waldeck-Rousseau). Entre-temps, la France a connu :

  • la révolution industrielle ;
  • l’essor du salariat de masse ;
  • de multiples conflits sociaux durement réprimés (Canuts à Lyon, grandes grèves minières, etc.).
  • Durant tout ce XIXᵉ siècle, la philosophie de 1791 continue d’infuser : le travailleur est un individu isolé sur un marché du travail supposé libre, dont les déséquilibres structurels sont pourtant évidents.

    Les effets concrets ? On les retrouve dans les enquêtes de l’époque :

  • journées de travail pouvant atteindre 12 à 14 heures dans certaines industries ;
  • travail des enfants largement répandu jusque dans les années 1840–1850 ;
  • salaires extrêmement bas dans les périodes de chômage massif ;
  • conditions de logement et de santé dégradées dans les quartiers ouvriers.
  • Tout n’est évidemment pas imputable aux seuls textes de 1791. Mais ces textes ont structuré le cadre juridique et idéologique dans lequel se développe l’industrialisation française :

  • un État qui se méfie des organisations de travailleurs ;
  • une sacralisation de la liberté du commerce et de l’industrie ;
  • une tendance à considérer le social comme un “à-côté” du politique et de l’économique.
  • On mesure ici la portée réelle du décret d’Allarde et de la loi Le Chapelier : ce ne sont pas seulement des textes de circonstance, mais les pierres d’angle d’un certain modèle de capitalisme français.

    Corporations d’hier, syndicats d’aujourd’hui : une fausse continuité ?

    Un argument revient souvent dans le débat public : les syndicats seraient les héritiers directs des anciennes corporations, et donc des “freins à la modernité” qu’il faudrait contenir ou contourner.

    Historiquement, la comparaison est fragile. Les corporations de l’Ancien Régime étaient :

  • adossées au pouvoir royal, voire intégrées à lui ;
  • chargées de missions de régulation économique officielle ;
  • réservées à une minorité de maîtres, excluant souvent les ouvriers et journaliers ;
  • inscrites dans une logique de privilèges et de statut.
  • Les syndicats modernes, au contraire :

  • se sont construits en marge, voire contre l’État, avant d’être reconnus ;
  • représentent théoriquement l’ensemble des salariés, pas seulement une élite de métier ;
  • n’ont pas, en principe, de monopole légal sur l’accès à l’emploi ;
  • s’inscrivent dans un cadre de droits, non de privilèges.

    Mettre dans le même sac corporations et syndicats permet de justifier la même hostilité, au nom d’une “pure” liberté de marché. Mais c’est oublier que les rapports de force économiques ne disparaissent pas parce qu’on les déclare illégitimes.

    La question qui traverse deux siècles de droit du travail peut se poser simplement : un marché du travail peut-il être réellement libre si les travailleurs ne peuvent pas s’organiser collectivement ?

    Échos contemporains : des VTC aux plateformes, retour du travail “individu contre entreprise”

    Pourquoi revenir, en 2024, sur ces deux textes de 1791 ? Parce qu’ils éclairent une tentation récurrente : ramener le rapport de travail à une relation individuelle “libre”, en marginalisant les formes collectives de négociation.

    On retrouve cette logique dans plusieurs débats récents :

  • le statut des chauffeurs VTC et des livreurs de plateformes, présentés comme “indépendants” alors qu’ils sont économiquement très dépendants d’une seule application ;
  • la multiplication des contrats courts et des statuts hybrides qui individualisent le risque (auto-entrepreneurs sous-traitants, freelances captifs, etc.) ;
  • les attaques récurrentes contre les conventions collectives jugées “rigides” ou “datées”.
  • À chaque fois, le même vocabulaire revient : liberté, flexibilité, autonomisation, “être son propre patron”. Mais la question de la capacité réelle des travailleurs à peser sur les règles du jeu est souvent reléguée au second plan.

    Or c’est précisément ce que le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier avaient figé : un droit qui voit l’entrepreneur, mais pas le collectif de travail ; l’entreprise, mais pas les rapports de force en son sein.

    Ce retour du “chacun seul face au marché” n’est pas qu’un effet de mode. Il s’inscrit dans une longue histoire où la liberté économique a souvent été pensée contre, ou en tout cas sans, les libertés collectives des travailleurs. Comprendre 1791, c’est donc aussi mieux lire les trajectoires actuelles.

    Que faire de cet héritage ? Quelques pistes de lecture

    Que tirer, alors, de cette séquence inaugurale du libéralisme économique français ? Au moins trois lignes de réflexion.

    D’abord, la liberté d’entreprendre n’est pas en soi un problème. Elle a permis l’émergence de milliers d’artisans, de commerçants, de petites industries. Elle a brisé des barrières corporatives qui excluaient une partie de la population. Mais cette liberté, isolée, peut devenir un alibi si elle sert à masquer des rapports de force profondément inégaux, notamment dans le salariat moderne.

    Ensuite, la méfiance révolutionnaire envers les corps intermédiaires a laissé une trace durable dans la culture politique française. L’État se pense volontiers comme le seul représentant de l’intérêt général, face à des groupes d’intérêts toujours suspects. Ce réflexe complique encore aujourd’hui la reconnaissance des acteurs sociaux comme des partenaires légitimes, et non comme de simples lobbies.

    Enfin, la question qui sous-tend toute cette histoire reste ouverte : comment articuler, concrètement, trois principes qui entrent régulièrement en tension :

  • la liberté d’entreprendre ;
  • la protection des travailleurs ;
  • la capacité de la collectivité à réguler au nom de l’intérêt général.
  • Les réponses varient selon les époques : interdiction totale d’association en 1791, reconnaissance limitée des syndicats à la fin du XIXᵉ siècle, élargissement des droits sociaux au XXᵉ, remise en cause partielle de certaines protections depuis les années 1980. Mais le cadre de base posé par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier continue de hanter ces débats.

    En somme, relire ces deux textes, c’est se donner une boussole historique. Non pas pour sacraliser l’héritage de 1791, ni pour le vouer aux gémonies, mais pour mieux voir d’où viennent nos évidences du moment : l’éloge de l’“autonomie”, la méfiance envers les collectifs, la centralité de la “liberté d’entreprendre” dans le discours politique.

    Reste alors une question, qui n’appelle pas de réponse toute faite : si nous devions aujourd’hui réécrire une “loi d’Allarde” et une “loi Le Chapelier” pour le monde des plateformes, du numérique et du travail fragmenté, que garderions-nous de 1791… et que déciderions-nous, en conscience, de laisser derrière nous ?

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