Le progré social

Est ce que le hasard existe ou comment la sociologie et l’histoire éclairent notre rapport à la destinée sociale

Est ce que le hasard existe ou comment la sociologie et l’histoire éclairent notre rapport à la destinée sociale

Est ce que le hasard existe ou comment la sociologie et l’histoire éclairent notre rapport à la destinée sociale

Pourquoi on aime tant croire au hasard

« J’ai eu de la chance », « c’est tombé sur moi », « il a réussi par hasard ». Dans le langage courant, le hasard sert de raccourci pour expliquer ce qu’on ne comprend pas complètement. Un entretien d’embauche qui se passe bien, une rencontre décisive, une promotion inattendue : on a l’impression que tout cela échappe aux règles et aux structures.

Mais que se passe-t-il si on cesse de regarder les destins individuels un par un, et qu’on zoome en grand angle ? Quand on observe des milliers, voire des millions de trajectoires, le brouillard du « hasard » commence à se dissiper. C’est précisément le terrain de la sociologie et de l’histoire : comprendre ce qui, derrière les histoires singulières, relève de logiques collectives.

Autrement dit : le hasard existe-t-il vraiment lorsqu’on parle de destinée sociale ? Ou bien n’est-il que le nom que l’on donne à des mécanismes que l’on ne voit pas encore ?

Le hasard individuel, les régularités collectives

À l’échelle d’une vie, l’impression de hasard est souvent forte. Personne ne choisit son pays de naissance, sa famille, son sexe, son milieu social. Personne ne décide non plus des crises économiques, des guerres ou des pandémies qui vont traverser sa biographie. Sur ce plan, oui, il y a bien une part d’aléa.

Mais les sociologues font une observation simple : si tout reposait vraiment sur le hasard, on devrait trouver des trajectoires totalement mélangées. Or ce n’est pas ce que montrent les chiffres.

En France, selon les données de l’INSEE, un fils de cadre a environ trois fois plus de chances de devenir cadre à son tour qu’un fils d’ouvrier. À l’inverse, les enfants d’ouvriers restent surreprésentés dans les emplois d’ouvriers et d’employés, malgré l’allongement des études. Sur le papier, tout le monde pourrait « réussir ». Dans les faits, les dés sont biaisés.

Si l’on se contente d’une poignée de biographies, on peut toujours dire : « lui, c’est un coup de chance », « elle, c’est un coup de malchance ». Mais dès qu’on passe de l’anecdote à la statistique, ce qui apparaissait comme du hasard prend la forme d’une structure. La question devient alors : qui a le droit au hasard favorable, et qui y échappe presque systématiquement ?

Capital social, culturel, économique : des dés pipés à la naissance

On doit à Pierre Bourdieu une notion devenue centrale pour penser la destinée sociale : les différents types de « capital ». Pour le dire vite, tous les enfants ne naissent pas avec le même équipement, et ce n’est pas qu’une affaire d’argent.

On peut distinguer au moins trois formes principales de ressources :

Deux enfants qui naissent à la même date mais dans deux familles très différentes ne partent donc pas « à armes égales », même si la loi leur garantit formellement les mêmes droits. L’un aura des parents capables de l’aider pour ses devoirs, de financer des études longues, de mobiliser un réseau pour un stage. L’autre devra compter sur l’école seule, ou sur des ressources locales plus limitées.

Est-ce du hasard si le premier arrive plus facilement à un poste bien payé, dans un secteur valorisé ? Quand on regarde ces trajectoires avec les lunettes de la sociologie, on parle beaucoup moins de « chance » que de probabilités socialement structurées.

Quand l’histoire réduit (ou élargit) le champ des possibles

À ces inégalités de départ s’ajoute une autre dimension : le moment historique dans lequel on naît. Là encore, chacun subit ce calendrier sans l’avoir choisi. Mais ce calendrier n’a rien d’aléatoire : il reflète l’état d’un système économique, politique et social à une époque donnée.

Un exemple simple : être ouvrier en 1965 et être ouvrier en 2025, ce n’est pas la même expérience sociale.

Une même ambition, un même niveau de travail, ne produisent donc pas les mêmes résultats selon qu’on a 20 ans en 1970 ou en 2020. L’histoire, ici, dessine les contours de ce qui est possible, probable, ou au contraire très peu accessible.

On pourrait remonter plus loin. Sous l’Ancien Régime, la société d’ordres figeait presque entièrement la destinée sociale : être né paysan ou artisan signifiait, pour l’immense majorité, y rester toute sa vie. Les exceptions existaient, mais précisément en tant qu’exceptions spectaculaires, suffisamment rares pour nourrir les récits de « destinées extraordinaires ».

À chaque époque, des portes s’ouvrent, d’autres se referment. Ce qu’on interprète comme un « coup de chance » individuel dépend aussi de la configuration historique du moment.

Pourquoi on surestime toujours les histoires individuelles

Si les inégalités sont si fortes et si prévisibles statistiquement, pourquoi l’idée de hasard garde-t-elle autant de poids dans notre manière de penser la destinée sociale ? Plusieurs mécanismes sont à l’œuvre.

D’abord, notre cerveau a une préférence pour les récits simples et incarnés. Une histoire de réussite individuelle, racontée à la première personne, a beaucoup plus d’impact qu’un tableau de chiffres de l’INSEE. C’est d’ailleurs là-dessus que jouent souvent les discours politiques ou médiatiques : mettre en avant quelques cas emblématiques pour faire oublier les tendances lourdes.

Ensuite, les sociétés contemporaines valorisent fortement l’autonomie et la responsabilité individuelle. On nous répète que « chacun est l’artisan de son destin », que « quand on veut, on peut ». Dans ce cadre, insister sur le rôle des structures sociales, des héritages, des contextes historiques peut passer pour une manière de se défausser. D’où une certaine résistance à l’idée que beaucoup de choses étaient largement écrites avant même notre naissance.

Enfin, reconnaître le poids des déterminismes sociaux a quelque chose de dérangeant. Cela questionne la légitimité des positions occupées : si ma réussite doit beaucoup au milieu dont je viens, alors suis-je vraiment là uniquement parce que je « le mérite » ? À l’inverse, si mon voisin cumule les difficultés, est-ce seulement parce qu’il aurait fait les « mauvais choix » ?

Le rôle réel de la « chance » dans une vie

Faut-il pour autant évacuer complètement le hasard ? Non. Mais il faut être précis sur l’endroit où il intervient.

À l’échelle individuelle, des rencontres, des erreurs, des accidents, des coïncidences existent bel et bien. On peut tomber sur un professeur qui croit en vous au bon moment, sur un patron capable de vous donner une seconde chance, ou au contraire sur une série de contretemps qui plombent un projet pourtant solide. Personne ne nie cette dimension aléatoire.

La sociologie ajoute simplement deux nuances essentielles :

Autrement dit, oui, la chance existe, mais elle s’inscrit dans une matrice sociale très inégalitaire. Le même événement n’a pas la même portée selon qu’il arrive à quelqu’un déjà bien armé ou à quelqu’un qui se bat pour rester à flot.

Quand l’histoire bouscule les trajectoires : guerres, crises, pandémies

Les grands événements historiques jouent un autre rôle : ils reconfigurent brutalement la distribution des cartes. Les guerres mondiales, par exemple, ont à la fois brisé un nombre immense de trajectoires et ouvert des opportunités inédites pour d’autres (accès des femmes à certains métiers, promotion de soldats issus de milieux populaires, etc.).

Plus près de nous, la crise de 2008 ou la pandémie de Covid-19 ont rappelé à quel point des vies pouvaient basculer du jour au lendemain sans rapport direct avec les « mérites » individuels :

Pas de hasard ici au sens strict, mais des chocs systémiques, qui redistribuent les possibles selon des lignes de fracture déjà existantes : niveau de diplôme, type de contrat, secteur d’activité, territoire, accès ou non au télétravail.

Que faire de cette connaissance ? Victimisation ou lucidité politique ?

Face à ce tableau, une objection revient souvent : insister sur les déterminismes sociaux ne risque-t-il pas de décourager les individus, de les enfermer dans une forme de fatalisme ? Pourquoi se battre si « tout est joué » d’avance ?

La sociologie et l’histoire ne disent pourtant pas que tout est écrit. Elles disent autre chose, plus inconfortable mais plus utile : seules, les bonnes volontés individuelles ne suffisent pas à rendre la société plus juste. On peut raconter autant qu’on veut l’histoire de « l’enfant d’ouvrier devenu PDG », si 90 % des enfants d’ouvriers n’atteignent jamais les mêmes positions, alors on parle d’exception, pas de modèle.

Voir les déterminismes, c’est surtout déplacer la question : au lieu de demander « pourquoi untel n’a-t-il pas assez forcé son destin ? », on peut demander :

Ce n’est pas une affaire de morale, mais de politique au sens plein : comment une société décide-t-elle de distribuer les chances, de compenser les handicaps de départ, de limiter les effets cumulés des inégalités ?

Repenser nos récits de réussite et d’échec

Tout cela pose une question délicate : comment raconter une vie sans effacer ni la part d’effort, ni la part de structures ? Comment éviter à la fois le récit magique (« il a tout réussi tout seul ») et le récit écrasant (« il n’avait aucune chance ») ?

Peut-être en acceptant d’articuler trois niveaux :

Une trajectoire n’est jamais la simple somme de ces trois dimensions, mais leur croisement. On peut reconnaître la ténacité d’une personne sans faire comme si elle avait agi dans le vide, hors de tout contexte. Et on peut dénoncer la force des inégalités sans nier que des marges de manœuvre existent encore, même étroites.

Ce changement de regard a aussi une conséquence éthique : il permet de réduire la tendance à culpabiliser ceux qui sont « en bas » et à héroïser ceux qui sont « en haut ». Non, l’échec n’est pas toujours le signe d’une paresse ou d’une « mentalité de victime ». Et non, la réussite n’est pas toujours l’effet pur d’un mérite individuel hors sol.

De la croyance au hasard à la demande de justice

Revenons à la question de départ : est-ce que le hasard existe, ou comment la sociologie et l’histoire éclairent notre rapport à la destinée sociale ?

La réponse, en creux, pourrait être la suivante : le hasard existe bien à l’échelle de chaque vie, mais il se déploie à l’intérieur de structures sociales et historiques très loin d’être aléatoires. Le vrai enjeu n’est pas de savoir si l’on peut éliminer toute part d’imprévu (on ne le pourra jamais), mais de réduire la violence des inégalités de départ et des verdicts sociaux.

En d’autres termes, au lieu de se demander si « chacun a sa chance », on pourrait poser une autre question : dans quelle mesure acceptons-nous collectivement que certains naissent avec, statistiquement, beaucoup plus de chances que d’autres ?

C’est là que la sociologie et l’histoire cessent d’être des disciplines abstraites pour devenir des outils d’action. Comprendre comment les destins se fabriquent, ce n’est pas se résigner. C’est acquérir des leviers pour, peut-être, faire en sorte que le mot « hasard » redevienne un peu plus ce qu’il prétend être : quelque chose qui arrive vraiment à tout le monde, et pas seulement à ceux qui avaient déjà toutes les cartes en main.

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