Le progré social

Effets psychologiques de la peur sur le travail, la consommation et les choix politiques des citoyens

Effets psychologiques de la peur sur le travail, la consommation et les choix politiques des citoyens

Effets psychologiques de la peur sur le travail, la consommation et les choix politiques des citoyens

La peur n’est pas qu’une émotion individuelle. C’est un outil politique, un moteur économique et un facteur de désorganisation du travail. Elle influence nos décisions bien plus qu’on ne l’admet volontiers. Lorsque l’actualité enchaîne crises économiques, pandémie, guerre en Europe, dérèglement climatique et tensions sociales, il devient difficile de faire comme si cette peur n’avait pas d’effets concrets sur la manière dont nous travaillons, consommons et votons.

On peut s’en tenir aux discours moraux sur le courage ou la résilience. Mais pour comprendre ce qui se joue réellement, il faut regarder la peur comme un mécanisme psychologique mesurable, avec des effets systématiques sur les comportements. Que se passe-t-il dans la tête d’un salarié inquiet pour son emploi ? Dans celle d’un consommateur bombardé de messages anxiogènes ? Dans celle d’un électeur convaincu que « tout se dégrade » ?

C’est ce va-et-vient entre psychologie individuelle et structures économiques et politiques que je vous propose d’explorer. Non pas pour juger ces réactions, mais pour les comprendre et, au besoin, apprendre à s’en protéger.

Ce que la peur fait à notre cerveau (et à notre jugement)

La peur est d’abord un mécanisme de survie. Elle active ce que les psychologues appellent le mode « combat, fuite ou sidération ». Sur le plan biologique, elle mobilise surtout l’amygdale (la structure cérébrale qui détecte les menaces) et relègue au second plan le cortex préfrontal, qui gère l’analyse, la planification et la prise de décision rationnelle.

Concrètement, cela veut dire deux choses :

  • Nous simplifions la réalité : en situation de peur, le cerveau cherche des réponses rapides, des explications claires, quitte à réduire la complexité du monde à quelques slogans ou coupables désignés.
  • Nous surévaluons le risque immédiat : un événement rare mais marquant (un attentat, un licenciement autour de soi) influence plus nos décisions qu’une statistique abstraite.
  • De nombreuses études en psychologie sociale montrent ce biais. Par exemple, après les attentats du 11 septembre 2001, les Américains ont massivement évité l’avion par peur du terrorisme, préférant la voiture. Résultat : selon les travaux du psychologue Gerd Gigerenzer, cette peur a provoqué plusieurs centaines de morts supplémentaires sur les routes dans l’année qui a suivi, alors même que le risque aérien restait extrêmement faible.

    La peur fonctionne donc comme une loupe déformante. Elle n’invente pas les problèmes, mais elle les grossit, les sélectionne et les hiérarchise d’une façon qui ne correspond pas forcément aux dangers réels. Et cette loupe, nous la transportons partout : au travail, dans les rayons des supermarchés et dans l’isoloir.

    Au travail : la peur comme frein à l’initiative et accélérateur de burn-out

    Le monde du travail contemporain est une machine à produire de l’insécurité : contrats courts, automatisation, pressions sur les coûts, injonctions contradictoires. Dans ce contexte, la peur n’est pas un accident, elle est intégrée au fonctionnement ordinaire de nombreuses organisations.

    Les recherches en psychologie du travail sont claires : un climat de peur (peur de l’erreur, peur du licenciement, peur de la sanction hiérarchique) a plusieurs effets récurrents :

  • Baisse de la créativité et de l’initiative : quand l’employé a peur, il évite de prendre des risques, donc d’innover. Des études menées par Amy Edmondson, professeure à Harvard, montrent que les équipes où l’on a peur de parler commettent plus d’erreurs et innovent moins que celles où le climat est sécurisant.
  • Conformisme et silence : la peur incite à se fondre dans la masse, à ne pas contredire la hiérarchie, à éviter de signaler les dysfonctionnements. Beaucoup de scandales industriels ou sanitaires ont été facilités par cette « loi du silence ».
  • Stress chronique et épuisement : la peur durable active en continu les hormones du stress (cortisol, adrénaline). À long terme, cela fragilise la santé mentale et physique, augmente les risques de burn-out, d’absentéisme et de dépression.
  • En France, le baromètre Empreinte Humaine sur la santé psychologique au travail indiquait en 2023 qu’environ un salarié sur deux se disait en situation de détresse psychologique, et près d’un sur cinq en burn-out. La peur n’explique pas tout, mais elle est souvent au cœur du système : peur de ne pas atteindre les objectifs, de voir son poste externalisé, de « ne pas être à la hauteur ».

    Historiquement, la peur a souvent été utilisée comme méthode de management, surtout dans les périodes de chômage de masse. Quand l’employeur sait qu’il y a « dix personnes derrière la porte prêtes à prendre votre place », l’arme est tentante. Mais économiquement, cette stratégie est un mauvais calcul : la littérature en management montre que la performance durable repose davantage sur la confiance, la possibilité d’erreur et le sentiment de justice que sur la menace permanente.

    La question devient alors : veut-on des salariés obéissants et tétanisés ou des travailleurs capables de prendre des décisions sensées dans un environnement complexe ? À l’heure où l’on parle d’« agilité » et d’« innovation », ce choix n’est pas purement moral, il est aussi productif.

    Dans la consommation : quand la peur guide le portefeuille

    Nos décisions de consommation se présentent souvent comme rationnelles : comparer les prix, évaluer la qualité, lire les avis. En réalité, la peur occupe une place centrale, parfois discrète, dans ces arbitrages.

    On peut distinguer plusieurs formes de peur qui influencent l’acte d’achat :

  • Peur de manquer : c’est le ressort classique de la « pénurie annoncée ». On l’a vu au début de la pandémie de Covid-19 avec les rayons de pâtes et de papier toilette vidés. Psychologiquement, lorsque nous percevons un risque de rupture, nous sur-achetons pour reprendre un contrôle symbolique.
  • Peur de l’insécurité matérielle : en période d’inflation ou de crise, les ménages réduisent leurs dépenses jugées non essentielles et augmentent leur épargne de précaution. En France, le taux d’épargne des ménages est passé à plus de 17 % du revenu disponible brut en 2020, au plus haut depuis plus de 30 ans, en grande partie du fait de l’incertitude.
  • Peur liée à la santé ou à l’environnement : scandales sanitaires, pesticides, changement climatique… Ces peurs peuvent à la fois pousser vers des produits plus « sûrs » (bio, circuits courts, labellisés) et, paradoxalement, nourrir un sentiment d’impuissance qui conduit au fatalisme (« tout est pollué, autant ne pas se prendre la tête »).
  • Le marketing l’a bien compris. Une grande partie de la publicité ne vend pas un produit, mais une protection symbolique : contre le vieillissement, les maladies, les cambriolages, l’isolement social, le jugement des autres… Quand on promet une « peau sans défaut », un « foyer sécurisé », un « avenir préservé », on active surtout la peur de ne pas cocher ces cases.

    Cette économie de la peur a des effets ambivalents :

  • Elle pousse certains secteurs (assurance, sécurité, parapharmacie, compléments alimentaires, etc.) à se développer sur un sentiment d’insécurité permanent.
  • Elle peut encourager des comportements de précaution utiles (meilleure couverture santé, prévention des risques, consommation plus durable).
  • Elle renforce les inégalités : ceux qui ont les moyens peuvent « acheter » des protections supplémentaires (produits plus sains, logement plus sûr, quartier mieux doté), quand les autres restent davantage exposés.
  • Au fond, la question est sociale : qui profite des peurs ? Qui les amplifie et qui les subit ? Un ménage qui renonce à chauffer correctement son logement par peur de la facture d’énergie ne fait pas un « choix de consommation », il subit un rapport de force économique.

    Dans l’isoloir : la peur comme carburant politique

    Sur le terrain politique, la peur est un instrument ancien. Peur de l’ennemi extérieur, de l’ennemi intérieur, de l’effondrement économique, de la perte d’identité… Les régimes autoritaires comme les démocraties y ont recours, à des degrés différents.

    Les politologues ont largement documenté un phénomène récurrent : quand la peur augmente, une partie de l’électorat se tourne vers des solutions présentées comme plus « fermes » ou « radicales ». Des études menées aux États-Unis et en Europe montrent que l’augmentation du sentiment d’insécurité (économique, identitaire, sécuritaire) est corrélée à la progression des partis populistes ou extrémistes.

    Pourquoi ? Parce que, comme au niveau individuel, la peur simplifie la réalité. Elle rend séduisantes les offres politiques qui :

  • désignent des responsables clairs (les migrants, l’Europe, « les élites », telle minorité) ;
  • promettent des réponses rapides et nettes (fermer, expulser, supprimer, sortir) ;
  • réduisent l’incertitude en proposant un récit très tranché du passé et de l’avenir.
  • Historiquement, les grandes crises ont souvent ouvert un boulevard aux entrepreneurs politiques de la peur. La crise de 1929 a préparé le terrain au fascisme en Europe. La montée du chômage de masse dans les années 1980-1990 a accompagné la progression des droites radicales. Plus récemment, la crise financière de 2008 et ses suites ont alimenté des mouvements de contestation qui oscillent entre protection sociale renforcée et repli identitaire.

    Il ne s’agit pas de dire que la peur « fabrique » mécaniquement tel ou tel vote. Les citoyens ne sont pas des automates. Mais le climat d’angoisse oriente la demande politique : plus la peur est forte, plus le désir d’ordre, de frontière, de contrôle se renforce.

    La difficulté, dans l’espace démocratique, est de traiter des problèmes réels (insécurité, terrorismes, précarité, crise écologique) sans basculer dans une rhétorique qui entretient un état de panique permanent. Où se situe la frontière entre alerter et apeurer ? Entre informer et tétaniser ?

    Médias, réseaux sociaux et amplification des peurs

    Les médias d’information jouent un rôle déterminant dans la façon dont la peur circule et s’amplifie. Non pas parce qu’ils inventent des dangers, mais parce qu’ils hiérarchisent, cadrent et répètent certains types de risques au détriment d’autres.

    Quelques mécanismes sont bien connus :

  • Effet de loupe sur les événements violents : un fait divers choquant, même rare, sera très médiatisé, créant un sentiment d’insécurité déconnecté des statistiques globales.
  • Logique d’audience : le contenu anxiogène retient l’attention, génère des clics et des débats. Les chaînes d’info en continu ont tout intérêt économique à entretenir un sentiment d’urgence.
  • Réseaux sociaux et viralité émotionnelle : les contenus qui suscitent colère ou peur sont plus partagés. Les algorithmes les mettent en avant, créant des bulles où l’on a l’impression que « tout va plus mal que jamais ».
  • Là encore, l’histoire offre des points de comparaison. La peur de la « submersion » migratoire n’est pas nouvelle ; on la retrouve déjà au XIXᵉ siècle en France avec l’arrivée des Italiens ou des Polonais. La différence, aujourd’hui, tient à la vitesse et à la densité des circulations d’images, de chiffres souvent sortis de leur contexte et de commentaires émotionnels.

    En retour, cette amplification médiatique nourrit la peur au travail, dans la consommation et dans la sphère politique. Un salarié exposé en permanence à des discours catastrophistes sur « l’effondrement économique à venir » ne prendra pas les mêmes décisions qu’un autre informé de manière plus nuancée. La spirale est donc circulaire : peur → attention médiatique → audience → renforcement de la peur.

    Peut-on faire de la peur un levier d’action plutôt qu’un piège ?

    Jusqu’ici, la peur apparaît surtout comme une force qui tétanise, manipule ou détourne. Pourtant, elle a aussi un potentiel mobilisateur. La question n’est pas de supprimer la peur (c’est impossible et peu souhaitable), mais de la transformer.

    Dans la psychologie du risque, on distingue souvent la peur paralysante de la peur informée. La première produit de l’évitement, de la fuite ou de l’agressivité. La seconde sert d’alerte : elle signale un danger réel, mais s’accompagne de moyens de compréhension et d’action.

    Concrètement, plusieurs leviers existent pour passer de l’une à l’autre :

  • Au travail : développer la « sécurité psychologique » dans les équipes (droit à l’erreur, espaces de parole, transparence sur la stratégie de l’entreprise) réduit la peur diffuse et permet de focaliser l’attention sur les vrais risques (accidents, qualité, perte de sens du travail). Les expériences menées dans certaines entreprises, publiques comme privées, montrent qu’un climat moins menaçant améliore à la fois la santé des salariés et les performances.
  • Dans la consommation : l’éducation économique et financière, l’accès à une information claire sur les produits (labels lisibles, origine, impact environnemental) permettent de réduire la vulnérabilité aux discours purement anxiogènes. Savoir, par exemple, distinguer un risque élevé mais très rare d’un risque faible mais permanent change la manière de consommer.
  • En politique : des débats publics fondés sur des données, des ordres de grandeur et des scénarios plutôt que sur des slogans alarmistes aident à transformer la peur en choix éclairés. Sur la question climatique, par exemple, plusieurs travaux montrent que les messages uniquement catastrophistes génèrent de la sidération, tandis que les messages qui combinent diagnostic dur et pistes d’action concrètes favorisent l’engagement.
  • Chacun, à son échelle, peut aussi se doter d’outils simples :

  • Se demander, face à une nouvelle anxiogène : d’où vient l’information ? Quel est l’ordre de grandeur du risque ? Qui a intérêt à ce que j’aie peur ?
  • Comparer ses impressions avec des données (statistiques officielles, études indépendantes) pour voir si la peur est proportionnée au danger réel.
  • Identifier ce qui dépend de soi (ses pratiques de travail, sa consommation, son vote, ses engagements) et ce qui relève d’un niveau collectif plus large (régulations, politiques publiques).
  • La peur est un signal. Le problème naît lorsqu’on s’arrête au signal, sans analyser ce qu’il indique ni choisir la réponse appropriée. Entre le déni (« il n’y a pas de problème ») et la panique (« tout est perdu »), il existe une large zone : celle de la lucidité active.

    Pour le dire autrement : ce n’est pas parce que nos émotions sont manipulables qu’elles doivent devenir les seules boussoles de nos décisions. Comprendre comment la peur influence le travail, la consommation et les choix politiques, c’est déjà commencer à reprendre la main sur ces décisions. Et c’est, collectivement, une condition pour que les crises bien réelles que nous traversons ne se transforment pas, en plus, en crises de discernement.

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