En France, on pensait le débat sur le temps de travail « réglé » avec les 35 heures. Vingt ans plus tard, il revient au premier plan. Entre hausse des prix, réforme des retraites et montée des burn-out, la question n’est plus seulement : « Combien d’heures travaille-t-on ? », mais : « Comment, pour qui, et à quel prix social ? »
Un vieux débat qui revient par une autre porte
Historiquement, le temps de travail a été au cœur de la construction sociale française : limitation à 10 heures par jour en 1919, semaine de 40 heures en 1936, cinquième semaine de congés payés en 1982, puis 35 heures en 1998-2000. Chaque fois, la même promesse : partager le travail pour créer de l’emploi et améliorer la vie quotidienne.
Dans les années 2000-2010, le sujet semblait s’être déplacé ailleurs : compétitivité, coût du travail, baisse des charges. Le slogan dominant devenait « travailler plus pour gagner plus », avec la défiscalisation des heures supplémentaires en 2007. Le temps de travail restait un enjeu, mais davantage par la bande fiscale et l’organisation d’entreprise que comme grande question de société.
Depuis quelques années, le décor a changé. Trois chocs se superposent :
- un choc démographique, avec le vieillissement et la question des retraites ;
- un choc économique, avec l’inflation qui érode les salaires ;
- un choc culturel, avec une remise en question de la place du travail dans la vie.
D’où la réapparition d’une question que beaucoup jugeaient « datée » : combien de temps doit-on consacrer au travail rémunéré, collectivement et individuellement ?
Ce que disent les chiffres sur le travail en France
Pour y voir clair, il faut distinguer trois notions souvent confondues :
- la durée légale : 35 heures hebdomadaires depuis 2000 ;
- la durée collective dans les entreprises (ce qui est prévu par les accords d’entreprise ou de branche) ;
- la durée effective, c’est-à-dire le temps réellement travaillé, heures supplémentaires incluses.
Selon l’Insee, la durée effective hebdomadaire des salariés à temps complet tournait autour de 39 heures en 2023. Les 35 heures ne sont donc pas la réalité vécue par une grande partie des salariés à temps plein, mais un socle juridique à partir duquel se négocient heures sup et RTT.
Autre élément important : la moyenne masque une forte polarisation. On observe en parallèle :
- des salariés qui dépassent régulièrement les 42-45 heures (cadres, professions libérales, artisans, indépendants) ;
- et une masse de travailleurs à temps partiel, souvent subi, dans les services, le commerce, le nettoyage, l’aide à la personne.
La France se situe, d’après l’OCDE, dans la moyenne basse européenne en nombre d’heures travaillées par an par salarié. Mais elle reste dans la moyenne haute en intensité du travail : cadence, pression temporelle, exigences émotionnelles. Autrement dit, on ne travaille pas forcément plus longtemps que les voisins, mais souvent plus vite et sous plus de contraintes.
Ajoutons à cela un taux de chômage qui reste structurellement élevé, et un taux d’emploi des seniors (55-64 ans) plus faible que dans plusieurs pays européens. Quand on compare ces éléments à la réforme des retraites repoussant l’âge légal à 64 ans, une question surgit logiquement : allonger le temps de travail sur la vie entière, dans un pays où une partie de la population a déjà du mal à accéder à un emploi stable, est-ce soutenable ?
Pourquoi le temps de travail redevient central
Si le sujet revient avec autant de force, c’est qu’il croise plusieurs inquiétudes très concrètes.
Premier moteur : le pouvoir d’achat. Avec l’inflation qui a repris à partir de 2021, beaucoup de salariés ont vu leur niveau de vie reculer. Deux leviers apparaissent alors, souvent opposés mais parfois combinés :
- travailler plus d’heures pour gagner plus à court terme (heures supplémentaires, second emploi, auto-entrepreneuriat) ;
- revendiquer des hausses de salaires et une meilleure répartition des richesses, plutôt qu’un allongement du temps de travail.
Deuxième moteur : la santé au travail. Les enquêtes sur les risques psychosociaux montrent une progression des burn-out, des troubles anxieux, et des arrêts longue durée. Ce n’est pas qu’une « sensibilité nouvelle » : l’intensification du travail, la pression des délais, la relation client en flux tendu et la numérisation permanente modifient en profondeur les conditions de travail. Quand les corps et les têtes lâchent à 50 ans, parler de « travailler plus longtemps » devient particulièrement conflictuel.
Troisième moteur : le rapport générationnel au travail. De nombreuses enquêtes (Crédoc, Dares, cabinets privés) indiquent qu’une part croissante des jeunes actifs place la qualité de vie, le sens du travail et le temps libre au même niveau que la rémunération. Faut-il y voir de la « paresse » ou une adaptation à une société où le travail ne garantit plus forcément la sécurité (précarité, loyers élevés, dette étudiante, etc.) ? Là encore, le temps de travail devient un prisme pour discuter de l’équilibre de vie global.
Un affrontement de récits : travailler plus ou travailler mieux ?
On peut résumer le débat actuel en deux grands récits qui s’opposent, parfois de façon caricaturale.
Premier récit : « Il faut travailler plus. » Ses arguments sont connus :
- le financement des retraites et de la protection sociale repose sur l’activité ;
- la France souffre d’un déficit de compétitivité ;
- le temps de travail légal serait un frein à la croissance et au pouvoir d’achat.
Dans cette logique, il faut lever « les freins » : encourager les heures supplémentaires, assouplir les règles, rallonger la durée de vie au travail, voire remettre en cause les 35 heures.
Deuxième récit : « Il faut partager et transformer le travail. » Il part d’un autre constat :
- le chômage et la sous-activité persistent, alors que la productivité a beaucoup progressé depuis 50 ans ;
- les gains de productivité liés aux technologies et à l’automatisation ne se traduisent pas par une forte baisse du temps de travail ;
- les inégalités de conditions de travail (pénibilité, horaires décalés, flexibilité imposée) se creusent.
Dans cette perspective, la question n’est pas seulement « combien d’heures ? », mais « comment répartir le travail, la richesse produite et le temps libéré ? » Réduction du temps de travail, meilleure reconnaissance du travail non rémunéré (familial, associatif), lutte contre le temps partiel subi : tout cela fait partie du même chantier.
Entre ces deux récits, une majorité de salariés se débat avec des arbitrages concrets : accepter de faire plus d’heures pour boucler le mois, au risque de s’épuiser, ou préserver son temps personnel au risque de perdre en revenu. Le débat public reste souvent abstrait ; la réalité, elle, se joue en fin de mois ou de journée.
Ce que montrent les expériences étrangères
Pour éviter de tourner en rond, il est utile de regarder ce qui se passe ailleurs. L’Europe offre un laboratoire intéressant.
L’Allemagne, par exemple, a vu se développer dès les années 1980-1990 des accords de réduction du temps de travail dans l’industrie, parfois à 35 heures, mais avec une grande flexibilité interne (aménagement sur l’année, modulation des horaires). Le taux d’emploi y est aujourd’hui plus élevé qu’en France, notamment chez les seniors. Le temps de travail y est moins un bloc uniforme qu’un curseur négocié branche par branche.
Les pays nordiques (Danemark, Suède, Norvège) ont, eux, plutôt misé sur un temps de travail légèrement inférieur à la moyenne européenne, mais avec un très haut niveau de services publics (garde d’enfants, aide à domicile) permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Le temps de travail des femmes y est plus proche de celui des hommes, ce qui change l’équilibre global.
Plus récemment, des expériences de semaine de quatre jours ont été menées au Royaume-Uni, en Islande, en Espagne ou encore au Portugal, souvent sur la base du principe « 100-80-100 » : 100 % du salaire, 80 % du temps, 100 % de la productivité. Les évaluations disponibles montrent généralement :
- une baisse du stress et des arrêts maladie ;
- un maintien, voire une légère hausse, de la productivité ;
- une meilleure fidélisation des salariés.
Ces expériences ne sont pas directement transposables en France, car elles dépendent du secteur, de la taille des entreprises et du système social. Mais elles cassent une idée tenace : réduire le temps de travail ne rime pas automatiquement avec effondrement économique.
Les angles morts du débat français
En France, plusieurs aspects restent souvent sous-traités dans le débat public sur le temps de travail.
Premier angle mort : le travail invisible. Travail domestique, charge mentale, bénévolat associatif, soin aux proches dépendants… Une partie importante de l’activité sociale utile n’est pas rémunérée ni comptabilisée. Or ce sont majoritairement les femmes qui l’assument. Parler « d’augmenter le temps de travail » sans intégrer cette dimension revient à ignorer la double journée de millions de personnes.
Deuxième angle mort : les inégalités de pénibilité. Travailler 39 heures dans un bureau climatisé n’a pas les mêmes effets sur la santé que 39 heures sur un chantier, dans un entrepôt, dans le nettoyage ou en EHPAD. Pourtant, le débat est souvent posé comme s’il s’agissait d’une abstraction homogène. La question n’est pas seulement « combien d’heures ? », mais « dans quelles conditions, avec quelles protections et quelle espérance de vie en bonne santé derrière ? »
Troisième angle mort : la révolution numérique et l’IA. La promesse du progrès technique, depuis un siècle, était de libérer du temps humain. Dans les faits, une partie des gains de productivité a été captée par les entreprises et les actionnaires, et une autre absorbée par la complexification des tâches et la fragmentation des métiers. La vague actuelle d’automatisation et d’intelligence artificielle remet la question sur la table : si des pans d’activité sont automatisés, choisira-t-on de diminuer le temps de travail, ou simplement de réduire le nombre d’emplois ?
Quelles pistes pour un débat utile en France ?
Plutôt que d’opposer des slogans, plusieurs pistes concrètes pourraient structurer la discussion sur le temps de travail au XXIe siècle.
D’abord, regarder le temps de travail sur l’ensemble de la vie, et pas seulement à l’échelle hebdomadaire. Cela implique de réfléchir à :
- une plus grande souplesse choisie : pouvoir travailler davantage à certaines périodes (prime d’installation, remboursement d’un prêt) et moins à d’autres (jeunes enfants, proche dépendant, fin de carrière) ;
- des droits portables au temps, sur le modèle du compte personnel d’activité, mais réellement lisibles et utilisables.
Ensuite, mieux articuler réduction du temps de travail et partage de l’emploi. Une baisse du temps de travail sans création d’emplois supplémentaires peut se traduire par une intensification du travail pour ceux qui restent. À l’inverse, des politiques d’embauche sans réflexion sur le temps peuvent conduire à multiplier les temps partiels précaires. Les deux sujets sont indissociables.
Troisième piste : intégrer systématiquement la question de la santé. Cela suppose :
- d’évaluer les réformes (retraite, organisation du travail) à l’aune de leurs effets sur la santé physique et mentale ;
- de renforcer les droits de retrait, les protections sur les temps de repos et le droit à la déconnexion ;
- de reconnaître la pénibilité de manière plus fine, en tenant compte des parcours réels et pas seulement des catégories administratives.
Enfin, il y a la question du sens. Si le temps de travail revient au centre, c’est aussi parce qu’il cristallise une interrogation plus large : que produit-on, pour qui, et avec quelles priorités collectives ? Réduire le temps de travail dans certains secteurs (par exemple très polluants ou peu utiles socialement) pour réorienter de l’emploi vers d’autres (santé, éducation, aide à la personne, transition écologique) pourrait faire partie d’un même projet, plutôt que d’être traité comme un sujet strictement comptable.
Un débat qui touche à l’idée même de progrès
Au fond, le retour du temps de travail comme enjeu central dit quelque chose de notre époque. Pendant longtemps, le progrès a été associé à l’augmentation de la production, de la consommation et du pouvoir d’achat. Aujourd’hui, les limites écologiques, les crises sociales et les aspirations individuelles obligent à reformuler la question : le progrès, est-ce produire toujours plus, ou vivre mieux avec autrement réparti ?
Le temps de travail est l’un des leviers les plus concrets pour y répondre, parce qu’il touche à tout : emploi, inégalités, santé, famille, engagement citoyen, trajectoire écologique. Ce n’est pas un hasard s’il revient, ni un simple « retour en arrière ». C’est plutôt un retour aux fondamentaux, avec des paramètres nouveaux : vieillissement, automatisation, urgence climatique.
Reste à savoir comment ce débat sera mené. Sera-t-il confisqué par quelques experts et cabinets de conseil, ou investi par les salariés eux-mêmes, les syndicats, les collectifs de travailleurs, les élus locaux ? La manière dont une société discute de son temps de travail en dit long sur la qualité de sa démocratie. En France, le XXIe siècle ne fait que commencer sur ce terrain. La question, désormais, n’est plus de savoir si le temps de travail est un enjeu central, mais comment chacun peut s’en emparer pour peser sur les réponses à venir.