Peut-on encore parler de « société de consommation » sans parler de crédit ? En France, près de 27 % des ménages détiennent au moins un crédit à la consommation, et plus de la moitié sont engagés dans un crédit immobilier. Derrière ces chiffres, un fait simple : une grande partie de ce que nous achetons – logement, voiture, équipement, parfois même les dépenses courantes – est désormais financée par de l’argent que nous n’avons pas encore gagné.
Dans une économie de plus en plus financiarisée, où la valeur circule sous forme de dettes, les banques ne sont plus seulement des intermédiaires techniques. Elles structurent une bonne partie de notre vie quotidienne. Mais à quel prix social ?
De la société de consommation à la société de crédit
La généralisation du crédit à la consommation est relativement récente. Dans les années 1960-1970, un ménage français s’endettait surtout pour acheter un logement. Le crédit était long, encadré, souvent négocié avec la banque de proximité. Les achats courants restaient payés comptant.
À partir des années 1980-1990, le paysage change. La dérégulation financière, la montée en puissance des grandes enseignes et l’arrivée des cartes de crédit transforment la donne. Le crédit n’est plus seulement un outil ponctuel, il devient un mode de vie. On ne « met plus de côté » pour acheter : on achète d’abord, on paie ensuite.
Cela tient à plusieurs évolutions simultanées :
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La stagnation ou la faible progression des salaires pour une partie des ménages, alors que les besoins (ou les normes de consommation) augmentent : logement plus cher, mobilité indispensable, équipements numériques devenus quasi obligatoires.
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La montée du chômage et de la précarité, qui rend plus difficile la constitution d’une épargne de sécurité.
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La stratégie commerciale des banques et des grandes enseignes, qui ont fait du crédit un produit comme un autre, parfois plus rentable que le produit vendu lui-même.
Résultat : le crédit est devenu presque invisible. Il est intégré dans une mensualité « raisonnable », dans une offre « sans frais de dossier », dans un « paiement en 3 ou 4 fois », dans une carte de fidélité qui cache souvent une ligne de crédit renouvelable. Qui regarde vraiment le TAEG, le coût total, les assurances, les pénalités ?
Une économie financiarisée : quand tout devient actif… et dette
Pour comprendre l’autre face de la société de consommation, il faut la replacer dans le cadre plus large de la financiarisation de l’économie. De quoi s’agit-il ? D’un modèle où les marchés financiers, les banques et les investisseurs jouent un rôle central, non seulement dans la sphère économique, mais aussi dans l’organisation de la vie sociale.
Parmi les mécanismes clés :
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Les ménages sont incités à devenir propriétaires, non seulement pour se loger, mais aussi comme « placement » en vue de la retraite. Le logement devient un actif financier, et la dette immobilière un passage presque obligé.
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La protection sociale et la retraite, autrefois largement gérées par des systèmes publics par répartition, sont partiellement renvoyées vers l’épargne individuelle, l’assurance-vie, les produits de capitalisation. Là encore, les ménages deviennent clients des marchés financiers.
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Les entreprises, soumises à la pression des actionnaires, cherchent à maximiser le « retour sur capital », ce qui se répercute sur l’emploi, les salaires, les formes de contrat… et donc sur la capacité des ménages à rembourser leurs dettes.
Dans ce contexte, la frontière entre consommation et finance se brouille. Acheter un logement, c’est faire un pari sur l’évolution des prix immobiliers. Acheter à crédit des biens durables, c’est miser sur la stabilité future de ses revenus. En d’autres termes, nous sommes tous, à notre échelle, entraînés dans une logique de gestion de portefeuille… souvent sans le savoir.
Mais que se passe-t-il quand ce pari tourne mal ? Quand un accident de vie, une séparation, une période de chômage, une maladie vient fragiliser un budget déjà serré par plusieurs mensualités ?
Surendettement : la partie émergée de l’iceberg
En France, le surendettement n’est pas une marginalité. Selon la Banque de France, plusieurs dizaines de milliers de dossiers de surendettement sont déposés chaque année. Leur nombre a reculé depuis le pic des années 2010, en partie grâce à un encadrement plus strict de certains crédits, mais le phénomène reste massif.
Le portrait-type de la personne surendettée est loin de l’image d’un consommateur « irresponsable » qui aurait multiplié les dépenses de luxe. Il s’agit le plus souvent :
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de personnes aux revenus modestes ou fragiles (emplois précaires, temps partiel, pensions, minima sociaux) ;
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de ménages monoparentaux, très exposés aux chocs (perte d’emploi, impayés, dépenses imprévues) ;
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de personnes ayant subi un événement de rupture : divorce, maladie, décès du conjoint, fin de droits au chômage.
Un autre élément mérite d’être souligné : dans de nombreux dossiers, ce ne sont pas les « achats gadgets » qui entraînent le basculement, mais la combinaison de dépenses contraintes (loyer, énergie, transport, alimentation) et de crédits accumulés au fil du temps. Le découvert bancaire, les petits crédits renouvelables, le paiement fractionné, l’achat d’une voiture d’occasion à crédit, tout cela finit par peser lourd sur un budget.
Le surendettement, dans une économie financiarisée, est donc moins l’histoire d’un excès individuel que le symptôme d’un modèle où le crédit sert à colmater les failles sociales : bas salaires, précarité, coût du logement, insuffisance de la protection face aux accidents de vie.
Comment les banques fabriquent (aussi) le risque
Les banques se présentent volontiers comme des acteurs prudents, régulés, soucieux de prévenir le risque de surendettement. Et, en effet, le cadre français est plus protecteur que dans d’autres pays : existence d’un taux d’usure, fichiers d’incidents, encadrement du crédit renouvelable, procédures de surendettement pilotées par la Banque de France.
Mais dans les faits, plusieurs pratiques contribuent à alimenter la spirale :
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La logique commerciale : une partie de la rémunération des conseillers (ou des plateformes de vente) est indexée sur la vente de produits, dont les crédits. Plus il y a de contrats signés, mieux c’est pour les objectifs commerciaux.
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La simplification trompeuse : on parle en mensualité, pas en coût total. Une augmentation de durée de remboursement permet de « faire passer » une opération sans que le client mesure vraiment le prix payé.
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Les cartes privatives et crédits renouvelables : proposés dans les grandes enseignes, souvent avec des « avantages fidélité », ils transforment un achat en ligne de crédit qui se reconstitue au fur et à mesure des remboursements. C’est l’un des produits les plus associés aux situations de surendettement.
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Le jeu sur la frontière entre découvert autorisé et crédit de trésorerie : un découvert qui dure, c’est déjà une forme de crédit, souvent très coûteuse en agios.
Dans une économie financiarisée, la dette des ménages est aussi un produit financier parmi d’autres. Elle est titrisée, revendue, agrégée dans des portefeuilles. Le risque est mutualisé pour les investisseurs, mais reste concentré sur les mêmes profils de ménages vulnérables.
Posons la question autrement : si la rentabilité d’une partie du secteur financier repose sur l’extension du crédit aux ménages les plus fragiles, quel type de société sommes-nous en train de construire ?
L’histoire ne se répète pas, mais elle éclaire
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’un système économique repose massivement sur la dette des ménages. Dans les années 1920 aux États-Unis, la montée en puissance du crédit à la consommation avait permis de soutenir la vente d’automobiles, d’électroménager, de biens durables. La crise de 1929 a révélé l’extrême fragilité de ce modèle quand le chômage explose et que les remboursements ne suivent plus.
Plus près de nous, la crise des subprimes de 2007-2008 est partie de crédits immobiliers accordés à des ménages modestes, parfois sans vérification sérieuse de leurs revenus, dans un contexte de flambée des prix de l’immobilier. Tant que les prix montaient, le système tenait. Quand la bulle a éclaté, les défauts de paiement se sont propagés dans toute la sphère financière.
La France a été moins touchée pour plusieurs raisons : un encadrement plus strict des prêts, une moindre titrisation, une part plus importante de crédit à taux fixe. Mais cela ne doit pas masquer la question de fond : jusqu’où peut-on pousser un modèle qui compense ses inégalités par l’extension du crédit aux ménages ?
Historiquement, deux grandes voies ont permis de réduire la dépendance à la dette :
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La hausse des salaires et la consolidation des droits sociaux, qui permettent de financer la consommation par le revenu plutôt que par le crédit.
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La régulation stricte des pratiques de crédit, pour éviter les produits toxiques, les surenchères commerciales et les effets de prédation sur les plus fragiles.
Ces débats reviennent aujourd’hui, sous une autre forme, dans le contexte de l’inflation, de la transition écologique et de la transformation du travail.
Que peut faire l’individu dans un système bancal ?
Face à ces mécanismes globaux, le réflexe le plus courant est de renvoyer la responsabilité au consommateur : « il n’avait qu’à faire attention », « il n’avait qu’à ne pas prendre de crédits ». Cette vision oublie un peu vite l’asymétrie d’information et de puissance entre un grand établissement financier et un ménage peu armé pour décrypter des contrats complexes.
Pour autant, il existe des marges de manœuvre individuelles, qui ne changent pas le système, mais peuvent limiter les dégâts :
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Traiter le crédit à la consommation comme une exception, pas comme un mode de vie. Se demander à chaque fois : « si je n’avais pas accès à ce crédit, considérerais-je cet achat comme vraiment indispensable ? »
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Éviter autant que possible les crédits renouvelables, cartes privatives et paiements fractionnés automatisés. Ce sont les produits les plus opaques et souvent les plus chers.
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Regarder systématiquement le TAEG (taux annuel effectif global) et le coût total en euros, pas seulement la mensualité. Une mensualité « légère » sur une très longue durée peut doubler le prix réel du bien.
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Ne pas sous-estimer le découvert : vivre en permanence « dans le rouge », c’est déjà vivre à crédit, souvent à un taux implicite très élevé.
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En cas de difficulté, ne pas attendre que la machine s’emballe : contacter rapidement sa banque, les services sociaux, les associations spécialisées, ou se renseigner sur les procédures de surendettement auprès de la Banque de France.
Ce type de réflexes ne résout pas les causes structurelles, mais il peut éviter que des situations déjà fragiles ne basculent dans la spirale.
Quelles pistes collectives pour sortir de la dépendance au crédit ?
La question centrale est là : veut-on d’une société où l’accès aux biens essentiels – se loger, se déplacer, se soigner, s’équiper pour travailler – dépend de plus en plus du recours au crédit ? Si la réponse est non, alors plusieurs chantiers s’ouvrent, à la croisée de l’économie, de la politique et de la sociologie.
Parmi les pistes souvent évoquées :
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Agir sur les revenus du travail : hausse des salaires bas et moyens, limitation des formes de précarité qui empêchent toute projection financière, mieux encadrer le temps partiel subi. Moins d’incertitude sur le revenu, c’est moins de recours au crédit de survie.
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Réduire le poids des dépenses contraintes, en particulier le logement et l’énergie. Cela passe par des politiques publiques fortes : encadrement des loyers, construction de logements accessibles, rénovation thermique massifiée, régulation des prix de l’énergie.
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Renforcer l’éducation économique et financière dès le lycée, et tout au long de la vie. Comprendre ce qu’est un taux d’intérêt, un amortissement, un risque de taux, ce n’est pas un luxe ; c’est une compétence de base dans une économie financiarisée.
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Encadrer plus strictement certains produits de crédit : plafonner plus fermement le coût des crédits renouvelables, limiter les pratiques de démarchage agressif, imposer une information standardisée simple, lisible et obligatoire avant tout engagement.
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Développer des alternatives : banques coopératives réellement au service de leurs sociétaires, caisses de crédit social, dispositifs publics ou associatifs de microcrédit orientés vers l’insertion plutôt que vers la rentabilité.
Au fond, la question du crédit des ménages renvoie à un choix de société : souhaite-t-on faire porter aux individus, via la dette privée, le coût de ce qui pourrait être pris en charge collectivement (logement abordable, protection sociale, sécurisation des parcours professionnels) ?
Dans une économie financiarisée, le crédit est présenté comme une forme de liberté : liberté d’acheter tout de suite, liberté de « se projeter », liberté de saisir des opportunités. Mais une liberté sous contrainte, indexée sur la capacité à rembourser, reste une liberté fragile. Quand trop de ménages se retrouvent à la limite de ce qu’ils peuvent supporter, ce n’est plus seulement un problème individuel, c’est un signal d’alerte pour l’ensemble du modèle économique.
La société de consommation n’est pas près de disparaître. La question est plutôt de savoir si nous voulons continuer à la nourrir par toujours plus de dettes, ou si nous sommes prêts à la réorienter vers un modèle où la capacité de consommer repose moins sur le crédit, et davantage sur des revenus décents, des protections collectives solides et des besoins mieux hiérarchisés.
En d’autres termes : si le crédit reste un outil utile, qui décide des limites raisonnables – les banques, les marchés, ou la société dans son ensemble ?
