En France, à peine un salarié sur dix est syndiqué. Dans le secteur privé, on tombe plutôt autour de 8 % selon la Dares. C’est l’un des taux les plus bas de l’OCDE, loin derrière les pays nordiques qui dépassent souvent les 50 %. Pourtant, quand on interroge les salariés, les mêmes mots reviennent : manque de reconnaissance, salaires trop bas, pression accrue, perte de sens. Comment expliquer ce paradoxe : autant de motifs de contestation, et si peu d’adhésions syndicales ?
Adhérer à un syndicat aujourd’hui ne se joue plus sur les mêmes ressorts qu’il y a trente ou quarante ans. Le salariat a changé, les formes d’engagement aussi. Entre motivations persistantes, obstacles bien réels et nouvelles manières de faire du collectif, le paysage est plus nuancé qu’il n’y paraît.
Un syndicalisme minoritaire mais toujours structurant
Commençons par un point de repère : oui, les syndiqués sont peu nombreux, mais les syndicats restent au cœur du système social français. Même avec 8 à 11 % de syndiqués, ce sont eux qui négocient les conventions collectives, les accords d’entreprise, les augmentations générales, les primes, les dispositifs de protection sociale complémentaire.
En 2019, plus de 90 % des salariés du privé étaient couverts par une convention collective, selon le ministère du Travail. Autrement dit, une petite minorité de syndiqués négocie des droits qui bénéficient à une large majorité de salariés non syndiqués. Cette « dissociation » entre bénéfice et participation n’est pas nouvelle, mais elle s’est accentuée.
On peut le dire autrement : le syndicalisme reste très productif en termes de droits, mais peu attractif en termes d’adhésions. D’où la question centrale : qu’est-ce qui motive encore, aujourd’hui, ceux qui franchissent le pas ?
Pourquoi adhérer encore à un syndicat en 2025 ?
Lorsqu’on discute avec des syndiqués récents, plusieurs motivations reviennent, souvent entremêlées.
La première, la plus simple, tient en un mot : protection. Dans un contexte où les CDI à temps plein reculent, où les restructurations et les externalisations se multiplient, beaucoup rejoignent un syndicat après un choc : un licenciement jugé injuste, une mutation brutale, un burn-out, une mise au placard silencieuse. Le syndicat apparaît alors comme un bouclier juridique et collectif.
Une deuxième motivation est plus positive : la volonté d’avoir prise sur son travail. Négocier les horaires, les astreintes, les objectifs, le télétravail, les primes, cela touche au quotidien. Pour certains, l’adhésion n’est pas d’abord militante ou idéologique, c’est un levier pour peser davantage sur l’organisation concrète du travail. On adhère parce qu’on a une bataille précise à mener, sur un site ou dans un service.
Une troisième motivation, plus minoritaire mais croissante, tient à une forme de quête de cohérence. On déplore la montée des inégalités, la dégradation des services publics, la difficulté des jeunes à se loger… et on finit par se dire : « Que puis-je faire à mon échelle ? » Pour certains, le syndicat devient un lieu d’engagement structuré, plus concret qu’un débat sur les réseaux sociaux. C’est particulièrement vrai dans les secteurs très exposés aux transformations numériques ou écologiques, où se posent des questions lourdes de reconversion et de conditions de travail.
Mais si ces raisons existent, pourquoi restent-elles minoritaires ? La réponse passe par une série d’obstacles bien installés.
Une image abîmée, parfois caricaturale
Premier frein, massif : l’image du syndicalisme. Dans les sondages, les Français considèrent majoritairement que les syndicats sont « utiles »… mais ils sont beaucoup moins nombreux à souhaiter y adhérer. Autrement dit, on veut bien que les syndicats existent, mais « pour les autres ».
Cette distance tient à plusieurs représentations persistantes :
- Le cliché du syndicat « bloqueur » ou « anti-réforme », enfermé dans la confrontation permanente.
- L’idée que les syndicats seraient réservés à certains secteurs (industrie, fonction publique, grandes entreprises) et peu concernés par les petites structures, les start-up ou les services.
- Le soupçon d’instrumentalisation politique, surtout quand les confédérations prennent position sur des sujets nationaux (réforme des retraites, assurance chômage, etc.).
À cela s’ajoute une méconnaissance très concrète : beaucoup de salariés ne savent pas qui est syndiqué autour d’eux, ce que fait réellement une section syndicale au quotidien, ni comment on adhère. L’action syndicale est souvent visible seulement lors des conflits ouverts (grèves, blocages, manifestations), rarement dans les longues phases de négociation ou de suivi des accords.
Résultat : l’adhésion reste perçue comme un acte lourd, presque militant, alors qu’elle pourrait aussi être envisagée comme une simple forme d’assurance collective et de participation à la vie de son entreprise.
La peur des représailles et le coût individuel de l’engagement
Un deuxième obstacle revient dans toutes les enquêtes qualitatives : la peur des conséquences professionnelles. Il suffit d’avoir entendu une phrase du type « Syndique-toi si tu veux, mais ne compte plus sur une promotion » pour comprendre à quel point cette crainte est internalisée.
Certes, en droit, la discrimination syndicale est interdite. Dans les faits, elle peut prendre des formes diffuses : évaluations plus strictes, dossiers « oubliés », projets intéressants qui échappent au représentant syndical, isolement dans un bureau à part. Et cette peur ne concerne pas que les délégués officiellement désignés : dans des équipes réduites, l’acte d’adhésion peut être vite repéré.
À cela s’ajoute le coût en temps. S’investir un minimum dans une structure syndicale suppose d’assister à des réunions, de se former, de répondre à des collègues, de lire des textes souvent techniques. Dans des organisations où les effectifs sont tendus, où la charge de travail explose, ce temps militant vient s’ajouter à des agendas déjà saturés.
Autrement dit, plus le travail se densifie, plus il devient difficile d’engager du temps dans le collectif. C’est un paradoxe : les entreprises qui auraient le plus besoin d’un contre-pouvoir structuré sont souvent celles où il est le plus coûteux de s’engager.
Précarité, individualisation et éclatement du salariat
Un troisième frein tient à la transformation du salariat lui-même. Le syndicalisme s’est historiquement construit dans des lieux de travail stables, avec des collectifs relativement durables et identifiés. Or tout ou presque joue aujourd’hui contre cette stabilité :
- Montée des CDD, de l’intérim, des temps partiels fragmentés, des contrats courts successifs.
- Externalisation de fonctions entières vers la sous-traitance, où les salariés changent de donneur d’ordre sans changer de lieu de travail.
- Généralisation du télétravail et éclatement des équipes sur plusieurs sites voire plusieurs pays.
- Développement des indépendants et micro-entrepreneurs « économiquement dépendants » d’une plateforme ou d’un client principal.
Comment construire une section syndicale quand les collègues tournent tous les trois mois ? Comment recruter des adhérents parmi des livreurs de plateforme qui n’ont pas de salle de pause ni même de local commun ? Comment peser quand une partie de l’équipe travaille depuis chez elle, parfois dans d’autres régions ?
À cela s’ajoute l’individualisation des rémunérations (primes au mérite, objectifs personnalisés, bonus liés à la performance) qui met en concurrence silencieuse les salariés les uns avec les autres. Le collectif devient plus flou, la tentation de « jouer perso » plus forte. Le syndicat doit alors faire un double travail : défendre des droits communs, tout en tenant compte de trajectoires très individualisées.
De nouveaux terrains de jeu pour l’engagement collectif
Face à ces obstacles, faudrait-il en déduire que le syndicalisme est condamné à se marginaliser ? Les faits racontent une histoire plus complexe. Plutôt qu’une simple « fin » du syndicalisme, on observe un déplacement des formes d’engagement collectif.
Dans de nombreux secteurs, surtout parmi les jeunes, l’engagement passe d’abord par des collectifs informels, souvent lancés sur des messageries ou des réseaux sociaux : groupes WhatsApp de salariés en colère, comptes Instagram anonymes où l’on expose les abus managériaux, fils Twitter où l’on partage des informations sur les droits. Ces espaces servent de sas : on y teste la possibilité de se parler entre collègues, on y mesure si la colère est partagée.
Certains de ces collectifs restent éphémères, d’autres se structurent peu à peu et finissent par rencontrer des syndicats existants, ou en créer de nouveaux. C’est ce qu’on a vu, par exemple, chez des livreurs de plateformes qui, après des mobilisations spontanées, ont donné naissance à des structures plus stables, parfois reconnues comme partenaires de négociation.
On voit aussi apparaître des formes de syndicalisme de service, particulièrement auprès des indépendants et des freelances : organisations qui proposent à la fois une défense collective (interpellation des plateformes, actions en justice, revendications sur les barèmes) et des services concrets (assurance, information juridique, accompagnement administratif). Ici, l’adhésion n’est pas seulement un geste politique : c’est aussi un accès à des ressources mutualisées.
Autre évolution : l’usage croissant des armes juridiques. Dans certains dossiers emblématiques, des collectifs de salariés, appuyés ou non par des syndicats, organisent des procédures judiciaires en série sur les mêmes points de droit (requalification de contrats, rappel d’heures supplémentaires, discrimination systémique). L’action collective se déplace des grilles d’usine vers les tribunaux, dans une logique plus stratégique que spectaculaire.
Entre syndicat classique et nouveaux collectifs : des passerelles à construire
Faut-il opposer les syndicats « traditionnels » et ces nouvelles formes d’engagement ? Ce serait oublier que, derrière les étiquettes, on parle souvent des mêmes personnes confrontées aux mêmes difficultés : précarité, intensification du travail, incertitude sur l’avenir.
Dans les faits, on observe plutôt des hybridations. Des syndicats qui créent eux-mêmes des espaces de discussion en ligne, des permanences juridiques ouvertes au-delà de leurs adhérents, des campagnes ciblées sur des métiers auparavant peu couverts (livreurs, influenceurs, auto-entrepreneurs). À l’inverse, des collectifs spontanés qui, au bout de quelques mois, se heurtent à la complexité du droit du travail et cherchent un relais syndical pour peser sur la négociation.
La question n’est donc pas de savoir si les syndicats survivront, mais comment ils parviendront à épouser les contours mouvants du travail contemporain. Seront-ils capables de parler à la fois au salarié en CDI, au vacataire, au freelance, au télétravailleur isolé ? De proposer des formes d’adhésion plus souples, des modes d’action plus variés que la seule grève classique ?
Adhérer aujourd’hui : quelques repères concrets
Pour un salarié ou un indépendant qui se demande s’il doit franchir le pas, la question se pose rarement en termes théoriques. Elle est très concrète : « Qu’est-ce que ça va changer pour moi ? »
On peut résumer les principaux effets possibles de l’adhésion autour de quelques axes :
- Accès à de l’information fiable : comprendre sa fiche de paie, ses droits à la formation, les règles de licenciement, les conséquences juridiques d’un accord d’entreprise.
- Soutien en cas de conflit : être accompagné lors d’un entretien préalable, monter un dossier, engager un contentieux si nécessaire.
- Capacité de négociation : peser sur des sujets concrets dans l’entreprise (télétravail, temps de trajet, outils numériques, charge de travail, égalité professionnelle).
- Sentiment de ne pas être seul : partager avec d’autres la même réalité de terrain, sortir de l’isolement.
Bien sûr, l’adhésion n’est pas une baguette magique. Un syndicat peut être plus ou moins actif, plus ou moins implanté dans l’entreprise, plus ou moins à l’écoute. C’est là aussi un critère : avant d’adhérer, rien n’empêche de rencontrer les représentants, de poser des questions, de voir si le fonctionnement correspond à ses attentes.
Au fond, la vraie question est peut-être celle-ci : dans un monde du travail de plus en plus fragmenté, avons-nous les moyens de nous passer de toute forme de collectif ? Croire qu’on pourra éternellement « s’en sortir tout seul » n’est-il pas, pour beaucoup, un pari risqué ?
Ce que cela implique pour les syndicats eux-mêmes
Si l’on prend au sérieux les obstacles évoqués plus haut, alors l’enjeu pour les syndicats est clair : il ne s’agit pas seulement de « recruter » davantage, mais de se rendre de nouveau fréquentables et utiles aux yeux de ceux qui ne les attendent plus.
Plusieurs pistes sont déjà explorées dans certaines organisations :
- Rendre plus lisible ce qui est obtenu concrètement : accords signés, heures supplémentaires payées, protections gagnées, et pas seulement les grandes journées de mobilisation.
- Adapter les modes d’adhésion : cotisations modulées pour les précaires, adhésion en ligne simple, possibilité de s’engager « à la carte » sur certains sujets.
- Investir les lieux où se recrée du collectif : réseaux sociaux, espaces de coworking, plateformes numériques de travail.
- Renforcer la dimension de service : accompagnement individuel solide, formation aux droits, outils pratiques pour suivre ses heures, ses primes, ses repos.
- Travailler l’ancrage local et sectoriel : s’implanter dans les PME, les services, les métiers émergents, et pas seulement dans les bastions historiques.
Certains y verront un affadissement du syndicalisme, une forme de « syndicat à la carte ». D’autres y liront au contraire la condition pour préserver sa fonction centrale : être une structure de médiation entre individus dispersés et pouvoirs économiques concentrés.
Vers quelles formes de solidarité au travail ?
Au bout du compte, la question de l’adhésion syndicale renvoie à une interrogation plus large : comment faire vivre la solidarité dans un monde du travail traversé par l’incertitude, la concurrence et l’individualisation ?
Les syndicats ne sont pas les seuls vecteurs possibles de cette solidarité, mais ils restent l’un des rares outils qui combinent trois dimensions rares : une capacité juridique, une capacité de négociation et une capacité d’organisation dans la durée. C’est cette triple fonction qui explique qu’ils continuent, même affaiblis, à structurer une bonne partie des règles du jeu social.
Reste à savoir si les salariés, les précaires, les indépendants, les jeunes entrants sur le marché du travail se reconnaîtront encore dans ces formes-là de collectif, ou s’ils inventeront d’autres structures, plus souples, plus horizontales, plus éclatées. De ce point de vue, l’histoire du mouvement ouvrier est instructive : il s’est toujours réinventé au contact des nouvelles réalités économiques, parfois lentement, parfois dans la douleur.
La question qui se pose aujourd’hui n’est donc pas seulement : « Faut-il adhérer à un syndicat ? » mais : « Quelles formes d’organisation voulons-nous pour que le travail reste un espace de droits, et pas seulement un lieu de subordination ? » La réponse ne viendra ni des slogans ni des indignations ponctuelles, mais de la capacité à reconstruire, pas à pas, des espaces où la parole des travailleurs, quels qu’ils soient, peut peser collectivement sur leur destin professionnel.