Précarité et petits boulots : radiographie des travailleurs des plateformes numériques à l’ère de l’algorithme employeur

Précarité et petits boulots : radiographie des travailleurs des plateformes numériques à l’ère de l’algorithme employeur

On les croise partout, mais on les voit rarement vraiment. Livreur à vélo qui enchaîne les courses sous la pluie, chauffeur VTC connecté 12 heures par jour, micro-travailleur payé quelques centimes pour trier des images ou annoter des données. Les travailleurs des plateformes numériques sont devenus les petites mains invisibles de l’économie numérique. Pourtant, derrière l’image de flexibilité et de liberté, se dessine une réalité bien plus brutale : celle d’une précarité organisée par des algorithmes qui tiennent lieu d’employeur sans jamais en assumer le nom.

Des petits boulots… mais un gros phénomène de société

En quelques années, les plateformes numériques se sont imposées dans notre quotidien. Transport de personnes (Uber, Bolt), livraison de repas (Deliveroo, Uber Eats, Just Eat), ménage et bricolage (Helpling, Frizbiz), micro-tâches en ligne (Amazon Mechanical Turk, Clickworker, Foule Factory)… La liste s’allonge chaque année.

Au niveau européen, la Commission estimait en 2022 à environ 28 millions le nombre de personnes travaillant via des plateformes, avec une projection à 43 millions d’ici 2025 si rien ne change. En France, les chiffres varient selon les sources, mais on parle de plusieurs centaines de milliers de travailleurs inscrits sur au moins une plateforme, dont une part significative en fait son revenu principal.

On pourrait croire qu’il s’agit d’un complément de revenu marginal, réservé à des étudiants ou à des personnes en transition. Les enquêtes de l’INSEE et de l’IGAS montrent pourtant autre chose : pour de nombreux chauffeurs VTC et livreurs, ces plateformes représentent l’activité principale, souvent la seule. Autrement dit, ce ne sont pas des « petits boulots », ce sont des emplois à part entière… privés de la plupart des protections du salariat.

La question centrale devient alors : qui est l’employeur ? La plateforme, qui organise le travail, fixe les tarifs, contrôle les performances ? Ou le travailleur « indépendant », juridiquement seul face à ses charges, ses risques et ses revenus aléatoires ?

Quand l’algorithme remplace le chef d’atelier

Historiquement, le lien de subordination reposait sur une figure claire : le patron, le contremaître, le chef. Dans l’économie de plateforme, cette figure se dissout derrière un écran. Ce n’est plus un supérieur hiérarchique qui donne des ordres, mais une application qui « propose » :

  • des courses à accepter ou refuser en quelques secondes,
  • des objectifs de performance à atteindre,
  • des horaires « conseillés » pour maximiser ses gains,
  • des sanctions automatiques en cas d’annulations ou de notes trop basses.
  • On appelle cela la « gestion algorithmique du travail ». En pratique, elle ressemble beaucoup à ce que les juristes qualifient de lien de subordination, mais sans la reconnaissance légale qui va avec.

    Un chauffeur VTC ne reçoit pas un ordre direct de son patron pour travailler le samedi soir. En revanche, l’application va :

  • afficher des primes temporaires sur certains créneaux,
  • réduire la visibilité ou le nombre de courses pour les chauffeurs moins « disponibles »,
  • envoyer des notifications répétées pour inciter à se connecter lors des pics de demande.
  • Le message est clair : si tu veux gagner un peu plus – ou simplement maintenir ton niveau de revenu – tu dois être disponible quand l’algorithme le décide. Est-ce encore de la flexibilité librement choisie, ou une nouvelle forme de contrainte masquée ?

    Ce glissement n’est pas anodin. Il déplace le pouvoir sans le rendre visible. Le chef d’atelier du XIXe siècle pouvait être contesté, critiqué, identifié. L’algorithme, lui, est présenté comme neutre, objectif, technique. Pourtant, chaque règle de répartition des courses, chaque seuil de « qualité », chaque bonus conditionnel résulte bien d’un choix humain, souvent dicté par des impératifs de rentabilité.

    Du mythe de l’auto-entrepreneur à la réalité de la dépendance économique

    Officiellement, la plupart de ces travailleurs sont « indépendants ». Ils créent un statut d’auto-entrepreneur, gèrent leurs cotisations sociales, choisissent leurs plages de travail. Sur le papier, ils sont libres. Mais que vaut cette liberté quand :

  • 90 % de vos revenus proviennent d’une seule et même plateforme,
  • vous ne fixez ni vos tarifs, ni les conditions générales de vente,
  • vous ne connaissez pas à l’avance votre volume d’activité,
  • vous ne pouvez pas négocier individuellement les règles du jeu ?
  • Les économistes parlent de « dépendance économique ». Le travailleur est juridiquement indépendant, mais économiquement captif d’un donneur d’ordre unique ou quasi unique. Pour un livreur parisien, refuser une course mal payée, c’est parfois voir sa « note de fiabilité » diminuer, et donc ses chances d’obtenir des courses mieux rémunérées ensuite. Là encore, la contrainte passe par un score, une statistique, une interface.

    À cette dépendance s’ajoute un transfert massif des risques :

  • risque de maladie ou d’accident, faiblement couvert,
  • risque de panne du véhicule ou du vélo, à la charge du travailleur,
  • risque de baisse de la demande sans garantie de revenu minimum,
  • risque de « déréférencement » de la plateforme, parfois sans motif clair.
  • Dans de nombreux témoignages, des chauffeurs ou livreurs expliquent découvrir du jour au lendemain que leur compte est bloqué. Une mauvaise note, un soupçon de fraude, un client mécontent, et tout s’arrête. Sans procédure contradictoire, sans entretien préalable, sans réel recours. Que vaut l’indépendance quand votre principal accès au marché peut être coupé d’un clic ?

    Des salaires variables et une précarité structurelle

    Un autre trait marquant des travailleurs de plateforme, c’est la variabilité des revenus. Plusieurs études, en France comme à l’étranger, montrent des écarts importants selon les périodes, les villes, les plateformes et le temps de travail effectif.

    Pour les chauffeurs VTC, les estimations nettes (une fois déduits les frais de carburant, d’assurance, d’entretien du véhicule, et les charges sociales) convergent souvent vers des montants proches ou légèrement supérieurs au SMIC horaire… mais avec un volume d’heures très élevé, et une incertitude permanente sur les gains futurs. Pour les livreurs à vélo, surtout ceux à pied ou en free-floating, les revenus effectifs peuvent tomber bien en dessous du SMIC sur certaines journées creuses ou par mauvais temps.

    Ce caractère aléatoire a des effets concrets :

  • difficulté à accéder à un logement (bail ou crédit) faute de revenus stables,
  • incapacité à planifier des dépenses à moyen terme,
  • multiplication des heures travaillées pour « compenser » les jours faibles, au détriment de la santé,
  • dépendance aux aides sociales pour compléter le revenu d’activité.
  • On assiste ainsi à une forme de double discours : les plateformes se présentent comme des « opportunités économiques » qui créeraient de l’activité pour des personnes éloignées de l’emploi. Dans les faits, une partie de ces travailleurs reste durablement enfermée dans une zone grise : ni vraiment indépendante, ni réellement protégée par le droit du travail.

    Le risque, à terme, est de voir se constituer un nouveau segment de « travailleurs pauvres » à l’ère numérique, comparables aux journaliers agricoles ou aux ouvriers à la tâche du XIXe siècle, mais pilotés cette fois par des serveurs informatiques et des applications mobiles.

    Les batailles juridiques et politiques autour du statut

    Face à cette situation, les tribunaux sont de plus en plus sollicités. En France, la Cour de cassation a déjà requalifié en salariat la relation entre certains chauffeurs VTC et des plateformes, en s’appuyant sur l’existence d’un lien de subordination (géolocalisation permanente, pouvoir de sanction, encadrement strict des modalités de travail). D’autres décisions, en Europe et ailleurs, vont dans le même sens.

    Parallèlement, le législateur teste différentes voies :

  • création de « présomptions de salariat » dans certains pays,
  • statuts intermédiaires (comme le « worker » au Royaume-Uni),
  • négociations collectives encadrées pour les indépendants de plateforme,
  • projets de directive européenne sur l’amélioration des conditions de travail via les plateformes.
  • Mais chaque avancée rencontre une résistance organisée. Les plateformes défendent un modèle fondé sur la flexibilité maximale, arguant que :

  • la requalification massive en salariat mettrait en péril la viabilité économique du secteur,
  • de nombreux travailleurs préfèrent la liberté d’horaires au statut salarié,
  • l’innovation numérique serait freinée par un cadre trop rigide.
  • Ces arguments ne sont pas à balayer d’un revers de main. Oui, certains travailleurs apprécient de pouvoir se connecter ponctuellement, en complément d’un autre emploi ou d’études. Oui, le droit du travail actuel, pensé à l’ère de l’usine et des grandes entreprises, ne s’adapte pas toujours facilement aux réalités numériques.

    Mais la question centrale reste : comment protéger ceux pour qui ces plateformes ne sont pas un appoint, mais la principale source de revenu ? Comment éviter que la flexibilité ne soit qu’un autre nom pour une précarité sans filet ?

    Organisation collective : l’algorithme face au syndicat

    Face à un employeur classique, la réponse historique a été l’organisation collective : syndicats, grèves, négociations, conventions collectives. Peut-on transposer ces outils à l’ère de l’algorithme ?

    Depuis quelques années, des formes nouvelles de mobilisation apparaissent :

  • collectifs de livreurs dans plusieurs grandes villes françaises,
  • syndicats spécifiques aux chauffeurs VTC ou aux travailleurs de plateforme,
  • grèves coordonnées en coupant l’application sur des créneaux stratégiques,
  • actions juridiques groupées pour obtenir des requalifications ou des indemnités.
  • Ces mouvements restent fragiles. La dispersion géographique, l’isolement, la rotation rapide des travailleurs et la dépendance à une application compliquent la structuration. Un livreur peut « quitter » la plateforme sans passer par un licenciement formel, simplement en arrêtant de se connecter. Cette fluidité apparente rend la mobilisation plus difficile, mais elle n’empêche pas l’émergence de revendications claires :

  • tarifs minimums garantis par course et par heure,
  • transparence des algorithmes de répartition des courses et des évaluations,
  • accès à de véritables protections sociales (maladie, accident, retraite),
  • droit à la contestation des suspensions et blocages de comptes.
  • On voit aussi se développer des formes d’auto-organisation technologique : groupes WhatsApp ou Telegram entre chauffeurs, applications indépendantes pour comparer les tarifs entre plateformes, outils permettant de suivre ses revenus réels en intégrant les frais, voire plateformes coopératives alternatives, détenues par les travailleurs eux-mêmes.

    Ces tentatives posent une question politique plus large : dans une économie organisée par des algorithmes, qui contrôle le code ? Qui décide des règles qui attribuent les courses, fixent les primes, évaluent la « performance » ?

    Vers quel modèle social numérique voulons-nous aller ?

    La montée en puissance des travailleurs de plateforme agit comme un révélateur. Elle oblige à reposer des questions que l’on croyait tranchées :

  • Qu’est-ce qui définit un employeur : la signature d’un contrat, ou le pouvoir réel d’organiser et de contrôler le travail ?
  • Peut-on laisser se développer un secteur entier reposant sur un transfert massif de risques vers les individus les plus vulnérables ?
  • Comment articuler la nécessaire flexibilité de certains métiers avec un socle minimal de droits sociaux ?
  • Plusieurs pistes sont aujourd’hui discutées, parfois expérimentées :

  • instaurer une présomption de salariat pour certains types de plateformes, inversant la charge de la preuve,
  • créer un « socle universel de droits » pour tous les travailleurs, quels que soient leur statut et la forme de leur emploi,
  • mettre en place des obligations de transparence algorithmique, permettant aux travailleurs de comprendre sur quelle base ils sont notés, sélectionnés, récompensés ou sanctionnés,
  • expérimenter des modèles coopératifs où les livreurs ou chauffeurs détiennent et gouvernent la plateforme.
  • Ces débats dépassent de loin le seul secteur des VTC ou de la livraison. L’« algorithme employeur » commence à s’installer aussi dans des entreprises plus classiques : plannings automatisés dans la grande distribution, évaluation permanente par des outils numériques, objectifs et bonus pilotés par indicateurs en temps réel. Les travailleurs de plateforme sont en quelque sorte les éclaireurs – et parfois les cobayes – de transformations qui pourraient s’étendre à d’autres segments du marché du travail.

    La question n’est donc pas uniquement celle du statut de l’auto-entrepreneur ou de la qualification juridique de telle ou telle plateforme. Elle est plus large : quel type de société voulons-nous construire à l’ère du numérique ? Une société où le travail se fragmente en micro-tâches précaires, gérées par des algorithmes opaques, ou une société qui utilise la technologie pour renforcer l’autonomie réelle des travailleurs, leur sécurité économique et leur capacité de négociation ?

    En filigrane, c’est l’équilibre entre innovation et protection sociale qui se rejoue. L’histoire nous rappelle que les grandes révolutions industrielles se sont toujours accompagnées de conflits, de tâtonnements, puis de nouvelles régulations. La révolution numérique ne fera pas exception. Reste à savoir si les livreurs, chauffeurs et micro-travailleurs d’aujourd’hui seront considérés comme les ouvriers sans droits de la nouvelle économie… ou comme les acteurs légitimes d’un droit du travail adapté à l’ère de l’algorithme.

    La prochaine fois que vous verrez un vélo s’arrêter devant un restaurant ou une voiture VTC attendre un client devant une gare, il sera peut-être utile de se poser cette simple question : la personne derrière l’écran joue-t-elle vraiment avec les mêmes règles que vous, ou bien est-elle enfermée dans un jeu dont l’algorithme a déjà décidé l’issue ?