Depuis 2021, l’expression « grande démission » s’est installée dans le débat français, importée des États-Unis où des millions d’Américains ont quitté leur poste après le Covid. Une formule choc, facile à retenir, abondamment relayée par les médias. Mais derrière le slogan, que racontent vraiment les chiffres en France ? Vivons-nous une rupture historique dans le rapport au travail, ou seulement un épisode de plus dans un marché de l’emploi en forte tension ?
Pour y voir clair, il faut repartir des données, regarder comment fonctionne concrètement le marché du travail français, puis se demander ce qui change vraiment dans les comportements des salariés… et ce qui relève surtout de l’effet de loupe médiatique.
Ce que disent les chiffres : y a-t-il vraiment une « grande démission » en France ?
Premier point clé : en France, les démissions ont effectivement augmenté après la crise sanitaire. Mais de quoi parle-t-on exactement ? La statistique publique distingue plusieurs types de ruptures : fins de CDD, licenciements, ruptures conventionnelles et démissions, notamment de CDI.
Selon la Dares (le service statistique du ministère du Travail), le nombre de démissions de CDI et de fins de période d’essai après CDI a atteint un niveau très élevé en 2022 et 2023. Le taux de démission dans les CDI est remonté au-dessus de son niveau d’avant-crise et a approché, voire dépassé, les records du milieu des années 2000.
Autrement dit : oui, les démissions augmentent, et c’est net. Mais non, nous ne sommes pas dans une situation « jamais vue » dans l’histoire récente du marché du travail français. On retrouve plutôt des niveaux de mobilité comparables aux phases de forte croissance d’avant 2008.
Deuxième point : la France n’est pas les États-Unis. Là-bas, la « Great Resignation » a correspondu à un mouvement massif et durable de départs volontaires, avec des millions de ruptures chaque mois, dans un marché du travail beaucoup plus flexible et peu protecteur. En France, le salariat reste très encadré, le chômage est plus élevé, et les protections liées au CDI sont plus importantes. Tout cela freine mécaniquement les ruptures spectaculaires.
Enfin, il faut regarder ce qui se passe en parallèle des démissions : alors que certains salariés quittent leur poste, les entreprises peinent à recruter sur un nombre croissant de métiers. Ce croisement entre hausse des démissions et tensions de recrutement est au cœur de la situation actuelle.
Un marché de l’emploi sous tension, mais pas pour tout le monde
Depuis la reprise post-Covid, de nombreux secteurs se plaignent de ne « plus trouver personne ». Hôtellerie-restauration, aide à domicile, BTP, transports, santé, nettoyage, industrie : les offres d’emploi non pourvues s’accumulent, les délais de recrutement s’allongent.
Les enquêtes de Pôle emploi et de la Banque de France convergent : une part importante des entreprises déclare rencontrer des difficultés à recruter. Dans certains secteurs, plus d’une offre sur deux est jugée difficile à pourvoir. On assiste aussi à une hausse des salaires d’embauche dans certains métiers en tension, et à une multiplication des primes ou avantages pour attirer les candidats.
Pourtant, le chômage n’a pas disparu. Il reste autour de 7 % de la population active, avec des disparités fortes selon l’âge, le niveau de diplôme et le territoire. Les jeunes peu qualifiés, les seniors et les habitants de certains bassins industriels restent durablement exposés au risque de chômage.
Comment comprendre ce paradoxe apparent : postes vacants d’un côté, chômage persistant de l’autre ? Une partie de la réponse tient dans l’inadéquation entre les emplois proposés et les attentes (ou compétences) des travailleurs. Quand un poste payé au SMIC, en horaires décalés, avec une forte pénibilité, reste vacant pendant des mois, est-ce uniquement un « problème de motivation », ou un problème de qualité de l’emploi ?
C’est là qu’intervient la question de la « grande démission » : les salariés qui démissionnent ne sortent pas forcément du marché du travail. Ils cherchent souvent autre chose. Mais quoi, exactement ?
Pourquoi les salariés partent (quand ils le peuvent)
Derrière chaque démission, il y a une trajectoire individuelle. Mais les enquêtes d’opinion et les études sociologiques dessinent des tendances communes. Plusieurs raisons reviennent systématiquement :
- la rémunération jugée insuffisante face à l’inflation et au coût de la vie ;
- les conditions de travail dégradées (horaires, charge mentale, intensification, manque de moyens) ;
- le manque de perspectives d’évolution ou de reconnaissance ;
- la recherche d’un meilleur équilibre vie pro / vie perso ;
- le besoin de donner du sens à son activité, renforcé par l’expérience du Covid.
Des sondages réalisés après la crise sanitaire montrent qu’une part importante des salariés déclare avoir « reconsidéré ses priorités ». Le télétravail a joué un rôle important pour ceux qui y ont eu accès : beaucoup ont expérimenté un quotidien moins centré sur les transports et la présence au bureau, et ont ensuite eu du mal à accepter un retour en arrière complet.
Mais attention : tous les travailleurs ne sont pas à égalité pour « voter avec leurs pieds ». Démissionner suppose d’avoir des marges de manœuvre : compétences recherchées, épargne de précaution, conjoint avec un revenu stable, ou simplement forte demande dans son secteur. Les salariés les plus qualifiés, notamment dans le numérique, la finance ou certains métiers techniques, peuvent plus facilement arbitrer en faveur de leur qualité de vie ou de leurs valeurs.
À l’autre bout de l’échelle, dans les emplois les plus précaires et pénibles, les démissions existent aussi, parfois sous la forme de « sorties silencieuses » : non-renouvellement de CDD, refus de revenir après un intérim éprouvant, abandon d’un secteur (la restauration, par exemple) pour se reconvertir dans un emploi moins dur, même si pas forcément mieux payé.
La question devient alors : sommes-nous face à un mouvement massif et homogène, une vague qui emporterait tout ? Ou plutôt face à une recomposition en profondeur, qui touche différemment les catégories sociales et les secteurs ?
La spécificité française : moins de ruptures spectaculaires, plus de micro-ajustements
Si l’on regarde l’ensemble des formes de rupture, une caractéristique française saute aux yeux : la montée en puissance continue des ruptures conventionnelles depuis leur création en 2008. Chaque année, plusieurs centaines de milliers de CDI se terminent ainsi, à mi-chemin entre licenciement et démission, avec indemnités et droits ouverts au chômage.
Dans les chiffres, une partie de ce que certains appellent « grande démission » passe en réalité par cette voie très encadrée. Plutôt que de claquer la porte, salariés et employeurs négocient une sortie « à l’amiable », attirés par la sécurité juridique pour l’un, et les droits sociaux pour l’autre.
Autre spécificité : le poids des CDD et de l’intérim. Une grande partie de la main-d’œuvre, notamment les jeunes et les moins qualifiés, navigue déjà dans un univers de contrats courts. Ils n’ont pas besoin de démissionner : le contrat se termine de lui-même. Le « non-retour » d’un salarié saisonnier dans un hôtel ou d’un intérimaire d’entrepôt ne sera jamais comptabilisé comme une démission, mais il participe bien à la difficulté de certains secteurs à fidéliser leur main-d’œuvre.
On observe donc en France moins de ruptures spectaculaires et plus de micro-ajustements permanents : refus de renouveler un CDD, acceptation sélective des missions, préférences pour certains employeurs réputés plus corrects, négociations individuelles au moment d’une embauche ou d’une promotion.
Au lieu d’une grande vague visible, on assiste à une multitude de petits mouvements, parfois discrets, qui finissent par peser lourd sur les entreprises. Le résultat, pour un employeur, est le même : difficulté à stabiliser les équipes, rotation élevée, perte de compétences.
Grande démission ou grande renégociation ?
Plutôt que de parler de « grande démission », certains chercheurs préfèrent parler de « grande renégociation ». La formule décrit mieux ce qui se joue : une remise en discussion des termes implicites du contrat social au travail.
Pendant longtemps, le compromis dominant était assez clair : on acceptait des horaires lourds, des conditions parfois dures, en échange d’un revenu stable, d’une certaine sécurité et de perspectives de progression. Ce compromis s’est fragilisé :
- les salaires d’entrée ont longtemps progressé moins vite que le coût de la vie ;
- les carrières linéaires se sont raréfiées, surtout pour les nouvelles générations ;
- la pression sur les objectifs, la productivité et la disponibilité n’a cessé d’augmenter ;
- les crises successives (2008, 2020, inflation) ont entamé la confiance dans l’avenir.
Dans ce contexte, les tensions sur le marché du travail redonnent du pouvoir de négociation aux travailleurs, au moins dans certains secteurs. On le voit dans :
- la hausse des salaires d’embauche dans les métiers en tension ;
- la généralisation (partielle) du télétravail dans les fonctions qui s’y prêtent ;
- l’émergence de demandes plus fortes sur les horaires, l’organisation du travail, la reconnaissance ;
- la multiplication des reconversions, financées ou non par la formation professionnelle.
Est-ce un renversement durable ou un ajustement conjoncturel lié à la sortie de crise ? La réponse dépendra de plusieurs facteurs : évolution de la conjoncture économique, politiques publiques sur l’emploi et la formation, réactions des entreprises en matière de conditions de travail.
Mais une chose est sûre : le discours dominant des années 2010, qui mettait surtout l’accent sur « l’employabilité individuelle » et la nécessité d’accepter n’importe quel travail pour « rester dans la course », ne passe plus aussi facilement. La légitimité de l’exigence de qualité de vie au travail s’est installée dans l’espace public.
Ce que cela change pour les salariés, les employeurs et les pouvoirs publics
Au-delà du débat sémantique sur la « grande démission », l’intérêt est de savoir quoi faire de ce moment de recomposition. Car derrière les chiffres, il y a des marges de manœuvre, individuelles et collectives.
Pour les salariés, cette période de tensions sur l’emploi peut être l’occasion de reprendre la main sur leurs trajectoires :
- interroger ce qui compte réellement : salaire, sens, temps libre, lieu de vie, autonomie ;
- se former pour accéder à des métiers plus recherchés ou mieux rémunérés ;
- oser comparer les employeurs, les conditions de travail, les pratiques managériales ;
- utiliser les entretiens d’embauche comme un moment de négociation réelle, et pas seulement d’auto-justification.
Pour les employeurs, le message est tout aussi clair : le vivier ne se tarit pas uniquement par « manque de jeunes motivés ». Quand un secteur peine à recruter, la question du contenu du travail, de sa pénibilité, de son organisation, de sa rémunération doit être mise sur la table. Les entreprises qui s’en sortent le mieux sont souvent celles qui :
- proposent des salaires d’entrée au-dessus des minima ;
- offrent des horaires compatibles avec une vie personnelle digne de ce nom ;
- investissent dans la formation et l’évolution interne ;
- assument une gestion des effectifs qui ne repose pas uniquement sur la flexibilité à court terme.
Enfin, pour les pouvoirs publics, ce moment met en lumière plusieurs angles morts des politiques de l’emploi :
- la nécessité d’agir sur la qualité de l’emploi, pas seulement sur le volume d’emplois ;
- la question de l’attractivité des métiers essentiels (santé, social, éducation, logistique, propreté) qui tiennent la société, mais restent sous-payés et surexposés ;
- le besoin de mieux accompagner les reconversions, en rendant la formation plus lisible, plus accessible, et mieux articulée avec les besoins des territoires ;
- la réflexion sur le temps de travail, les fins de carrière et l’articulation entre travail rémunéré et autres formes d’engagement.
On peut choisir de réduire le débat à une opposition caricaturale entre « jeunes paresseux qui ne veulent plus travailler » et « patrons qui n’arrivent plus à recruter ». On peut aussi y voir un signal plus profond : la façon dont nous organisons le travail, dont nous le rémunérons, dont nous le reconnaissons, ne convainc plus une partie croissante de la population active.
Faut-il vraiment y voir une catastrophe ? Ou une invitation à remettre à plat des compromis usés, à ouvrir des marges de négociation nouvelles, à inventer d’autres façons de travailler et d’employer sans sacrifier la protection sociale ? La réponse ne viendra pas d’un slogan, mais des choix très concrets qui seront faits dans les entreprises, les branches professionnelles, les négociations collectives et les politiques publiques au cours des prochaines années.
En attendant, derrière le mirage médiatique de la « grande démission », une chose est certaine : le rapport au travail ne se fera plus, comme hier, sur la seule peur du chômage. Dans un marché de l’emploi en tension, la question n’est plus seulement « qui veut travailler ? », mais « à quelles conditions ? ».