La transition écologique, une bonne nouvelle pour l’emploi ?
La promesse est séduisante : en transformant nos économies pour réduire les émissions, on créerait davantage d’emplois qu’on en détruit. Mais derrière les slogans, une question simple se pose : pour l’industrie, les services et l’agriculture, le solde sera-t-il vraiment positif ? Et pour qui, où, avec quels salaires ?
Pour y répondre, il faut faire ce que l’on fait trop rarement dans le débat public : partir des chiffres, regarder secteur par secteur, puis poser la question des conditions concrètes. Car une transition peut être « créatrice d’emplois » sur le papier… tout en laissant des territoires entiers sur le carreau.
Ce que disent les chiffres à l’échelle mondiale
Les grandes organisations internationales se sont penchées sur la question. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime qu’une transition compatible avec les objectifs climatiques pourrait créer environ 18 millions d’emplois nets d’ici 2030 dans le monde. Derrière ce chiffre, il y a un double mouvement :
- des emplois détruits dans les secteurs très carbonés : extraction de charbon, pétrole, gaz, certaines branches de l’automobile ou de la chimie ;
- des emplois créés dans les énergies renouvelables, la rénovation des bâtiments, les transports collectifs, l’agriculture durable, la gestion des déchets, etc.
Selon l’OIT, environ 6 millions d’emplois seraient perdus directement dans les secteurs fossiles, mais plus de 24 millions seraient créés dans les activités liées à la transition. Sur le papier, le solde mondial paraît donc largement positif.
Mais un chiffre global masque trois réalités très concrètes :
- les emplois détruits et créés ne se situent pas dans les mêmes secteurs ;
- ils ne se trouvent pas dans les mêmes régions du monde ;
- ils ne nécessitent pas les mêmes compétences.
Autrement dit, on peut avoir un gain net d’emplois au niveau mondial… et une casse sociale sévère dans certains bassins industriels. C’est là que la question politique se pose.
En France, un bilan globalement positif… sous conditions
En France, plusieurs études ont tenté de chiffrer l’impact de la transition écologique sur l’emploi. Les ordres de grandeur convergent.
France Stratégie, organisme rattaché au Premier ministre, estime qu’un scénario de décarbonation ambitieuse pourrait générer un solde légèrement positif d’emplois d’ici 2030-2040, à condition d’investissements massifs dans la rénovation, les transports et les énergies bas-carbone.
L’Ademe (Agence de la transition écologique) a publié de son côté des scénarios qui suggèrent que la transition pourrait créer quelques centaines de milliers d’emplois nets à l’horizon 2030-2050, notamment dans le bâtiment, l’énergie, l’agriculture et certains services.
Les fourchettes varient selon les hypothèses, mais l’ordre de grandeur est là : on ne parle pas d’un miracle générant des millions d’emplois ex nihilo, mais d’un redéploiement progressif du travail, avec un solde plutôt positif.
La vraie question devient alors : où seront ces emplois, de quelle qualité et combien de personnes pourront y accéder ?
Industrie : entre destructions ciblées et opportunités massives
L’industrie concentre une grande partie des craintes. Elles ne sont pas infondées. Décarboner, c’est modifier profondément la production dans plusieurs branches clés :
- Automobile : le passage du moteur thermique au moteur électrique réduit le nombre de pièces, donc certains besoins en main-d’œuvre dans la fabrication et la maintenance. Les équipementiers spécialisés dans l’injection, les pots d’échappement ou certaines pièces moteurs sont particulièrement exposés.
- Raffinage et pétrochimie : la baisse de la consommation d’hydrocarbures menace directement des emplois concentrés sur quelques sites majeurs.
- Sidérurgie, ciment, chimie lourde : la pression pour décarboner ces secteurs très émetteurs impose une transformation rapide, avec des risques de fermetures d’installations jugées non rentables.
Dans ces secteurs, des destructions nettes d’emplois sont probables, parfois déjà engagées. Mais l’histoire industrielle montre que les ruptures technologiques s’accompagnent aussi de vagues de création ailleurs. On l’a vu avec l’informatisation ou l’automatisation : certains métiers disparaissent, d’autres émergent.
Côté créations, trois grands gisements se dessinent.
1. Les énergies renouvelables et les réseaux
Éolien, solaire, hydraulique, biomasse, réseaux électriques intelligents : ces filières demandent des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers qualifiés, des logisticiens. L’Agence internationale de l’énergie estime que, dans un scénario compatible avec le climat, les emplois mondiaux dans les énergies propres pourraient tripler d’ici 2030.
En France, cela se traduit par des besoins importants dans :
- la fabrication de composants (turbines, panneaux, batteries, infrastructures) lorsque la production est localisée sur le territoire ;
- l’installation et la maintenance, qui, elles, sont par nature non délocalisables.
2. La rénovation énergétique et l’industrie du bâtiment
La France compte environ 30 millions de logements, dont une part importante est mal isolée. Atteindre la neutralité carbone implique de rénovation massive sur plusieurs décennies.
Cela signifie des besoins accrus en matériaux (isolants bas-carbone, menuiseries performantes, systèmes de chauffage), en équipements (pompes à chaleur, ventilation) et en savoir-faire industriel pour fournir ces produits. Derrière chaque chantier de rénovation, il y a en amont une chaîne de production.
3. L’électrification et la mobilité décarbonée
Véhicules électriques, batteries, trains, tramways, infrastructures de recharge : la mobilité bas-carbone est elle aussi une industrie. La question centrale est de savoir quelle part de cette production restera ou deviendra française.
La transition ne garantit pas mécaniquement des emplois industriels en France : elle ouvre un espace de compétition. Sans stratégie industrielle et politique d’investissement, le risque est réel de voir les emplois de production partir à l’étranger tandis que ne restent que des fonctions tertiaires.
Services : le grand gagnant de la transition ?
Les services apparaissent, sur le papier, comme les bénéficiaires directs de la transition écologique. Pourquoi ? Parce qu’une bonne partie des efforts à fournir sont des efforts d’organisation, de conception, de gestion, de conseil, de contrôle.
La transition crée ou renforce déjà des besoins dans :
- l’ingénierie et le conseil : bureaux d’études, cabinets spécialisés en bilan carbone, stratégie climat, économie circulaire ;
- la finance : analyse extra-financière, obligations vertes, notation ESG, reporting de durabilité ;
- la formation : montée en compétences sur les nouveaux métiers de l’énergie, du bâtiment, de l’agroécologie, de la logistique ;
- le numérique : modélisation, données énergétiques, optimisation de réseaux, maintenance prédictive.
À cela s’ajoutent des activités de services plus « concrets » liées à la sobriété et au partage : location plutôt qu’achat (mobilier, électroménager, outils), réparation, plateformes de covoiturage et d’autopartage, logistique urbaine décarbonée, etc.
Mais là encore, tout dépend du type d’emplois qui se créent.
- Une partie de ces nouveaux postes sont hautement qualifiés, bien rémunérés, concentrés dans les grandes métropoles.
- Une autre partie, notamment dans la logistique, la livraison ou certains services à la personne, peut être précaire, faiblement payée, avec des horaires et des conditions difficiles.
La transition peut donc à la fois offrir de nouvelles perspectives pour une partie des diplômés et reproduire, voire accentuer la polarisation du marché du travail entre emplois « de tête » et emplois d’exécution peu protégés.
Agriculture : moins de chimie, plus de travail humain
Le secteur agricole est souvent présenté comme un potentiel « poumon d’emplois » de la transition. L’idée est simple : une agriculture plus respectueuse des sols, moins dépendante des intrants chimiques et des machines lourdes, nécessite plus de travail humain.
Plusieurs études sur l’agroécologie et l’agriculture biologique montrent que, à surface égale, ces modèles sont plus intensifs en emploi que l’agriculture conventionnelle fortement mécanisée.
Les leviers sont connus :
- diversification des cultures et systèmes de rotation plus complexes ;
- développement du maraîchage, de l’arboriculture, de l’élevage extensif ;
- relocalisation partielle des filières alimentaires, circuits courts, transformation à la ferme ou de proximité.
Mais là encore, plusieurs conditions doivent être réunies pour que ces emplois soient réellement créés et attractifs :
- des prix agricoles rémunérateurs, permettant de payer correctement la main-d’œuvre ;
- un accès au foncier pour de nouvelles installations, alors que le prix des terres reste élevé dans de nombreuses zones ;
- un accompagnement massif à la conversion pour les exploitations qui voudraient sortir du modèle intensif.
Sans cela, le risque est d’avoir une demande sociétale croissante pour une alimentation durable… sans que les agriculteurs puissent changer de modèle sans se mettre en péril économiquement.
Les trois grands déplacements d’emplois à anticiper
Au-delà du solde global, ce sont les déplacements d’emplois qui posent problème. Trois grands types de décalages ressortent.
1. Déplacement entre secteurs
Des emplois disparaissent dans les énergies fossiles et certaines industries thermiques, pendant que d’autres apparaissent dans les renouvelables, la rénovation, la mobilité bas-carbone. Le mineur de charbon ne devient pas spontanément technicien en photovoltaïque. Sans politiques de reconversion, ce décalage se traduit par du chômage durable.
2. Déplacement entre territoires
Les régions où se concentrent les industries les plus émettrices – bassins sidérurgiques, pôles pétrochimiques, territoires automobiles – ne sont pas toujours celles où se développent en priorité les nouvelles filières. La transition peut alors renforcer des fractures territoriales déjà marquées.
3. Déplacement entre qualifications
Une partie des nouveaux emplois exige des compétences spécifiques, parfois très pointues. Le risque est d’avoir à la fois une pénurie de main-d’œuvre qualifiée pour certains métiers de la transition (ingénieurs énergie, techniciens en génie climatique, chauffagistes formés aux pompes à chaleur, etc.) et un excès de main-d’œuvre non requalifiée dans les secteurs en déclin.
Le rôle clé des politiques publiques et des entreprises
Dire que la transition écologique « crée plus d’emplois qu’elle n’en détruit » n’a de sens qu’à une condition : que les États et les entreprises organisent activement cette transition du point de vue social.
Concrètement, cela suppose au moins quatre chantiers.
1. Planifier les reconversions plutôt que les subir
Fermer une centrale à charbon, une raffinerie ou un site industriel sans plan de reconversion, c’est reproduire les erreurs des années 1980-1990 dans les bassins miniers et sidérurgiques. Une approche de « transition juste » implique :
- d’anticiper plusieurs années à l’avance les secteurs en déclin ;
- de financer des formations ciblées et de longue durée, pas seulement quelques semaines de remise à niveau ;
- d’associer les travailleurs, les syndicats et les collectivités locales aux décisions.
2. Investir massivement dans les compétences
Les métiers de la transition ne sont pas tous des métiers « d’avenir » au sens fantasmé du terme. Beaucoup sont des métiers manuels ou techniques existants, mais évoluent : plombier qui devient spécialiste des réseaux basse température, électricien qui se forme au photovoltaïque, agriculteur qui se convertit à l’agroécologie.
Il s’agit moins de créer ex nihilo des « métiers verts » que de verdir des métiers existants. Cela suppose une mise à jour massive de la formation initiale et continue, ainsi qu’une valorisation des filières professionnelles souvent dénigrées.
3. Assurer la qualité des emplois créés
Si la transition se traduit par la destruction d’emplois industriels stables bien payés au profit d’emplois précaires de services mal rémunérés, le bilan social sera négatif, même avec un solde statistiquement positif.
Les politiques publiques peuvent conditionner leurs aides et marchés publics à :
- des engagements sur les salaires, les conditions de travail, la formation ;
- des objectifs de stabilisation des contrats et de réduction de la sous-traitance en cascade.
4. Articuler transition écologique et politique industrielle
Une transition qui se contente d’importer massivement des technologies vertes produites ailleurs crée des emplois… mais surtout à l’étranger. Pour que la transition porte l’emploi en France, il faut la penser comme un projet industriel et territorial : positionnement sur certaines chaînes de valeur, soutien à la relocalisation de productions clés, alliances européennes, etc.
Et le citoyen là-dedans ? Sobriété, consommation et emploi
Dernier angle souvent négligé : celui de la consommation. La transition écologique implique non seulement de produire autrement, mais aussi de consommer moins et différemment. Cela interroge directement l’emploi dans certains services centrés sur la surconsommation.
Moins de voitures individuelles, moins de vols en avion, moins de produits jetables : ce sont des secteurs qui, mécaniquement, devront se transformer ou se contracter. À l’inverse, la réparation, la location, le réemploi, les services de proximité, les transports collectifs locaux peuvent prendre le relais.
Dans quelle mesure la « sobriété » sera-t-elle créatrice nette d’emplois ? Tout dépendra de l’usage de la richesse dégagée. Si les gains liés à une consommation plus sobre sont captés par une petite minorité, l’effet macroéconomique sur l’emploi sera limité. S’ils sont réinvestis massivement dans les services publics, la rénovation, les infrastructures, la formation, l’impact peut être bien plus important.
Alors, plus d’emplois ou moins d’emplois ?
À l’échelle mondiale comme à l’échelle française, les scénarios sérieux convergent : la transition écologique a le potentiel de créer plus d’emplois qu’elle n’en détruit dans l’industrie, les services et l’agriculture.
Mais ce potentiel n’est pas une loi naturelle. C’est une hypothèse conditionnelle, qui repose sur des choix très concrets :
- choix d’investissement (rénovation, transports, énergies, agriculture) ;
- choix de politique industrielle (produire ici ou importer) ;
- choix de politique sociale (formation, protection, qualité de l’emploi) ;
- choix de consommation (sobriété subie ou organisée, et avec quel partage des efforts).
Au fond, la vraie question n’est peut-être pas : « La transition va-t-elle créer plus d’emplois qu’elle n’en détruit ? » mais plutôt : « Allons-nous nous donner les moyens qu’elle le fasse, sans sacrifier ceux qui sont en première ligne ? »
Car si l’on sait déjà, chiffres à l’appui, que l’inaction climatique serait, elle, destructrice d’emplois et de richesses à une échelle bien plus grande, le choix n’est plus entre transition ou statu quo. Il est entre une transition organisée, négociée, anticipée… et une transition subie, brutale, où les perdants d’aujourd’hui ne seront pas forcément les gagnants de demain.
La suite dépend moins des modèles économiques que de la façon dont nous articulerons climat, emploi et justice sociale. Autrement dit, de la manière dont nous déciderons, collectivement, de travailler et de produire au XXIe siècle.
— Lyam