Peu de thèmes économiques ont autant le vent en poupe que celui des « relocalisations industrielles ». Depuis la crise du Covid, le mot est partout : discours, plans gouvernementaux, stratégies d’entreprise. On nous promet le retour des usines, des emplois, d’une « souveraineté » retrouvée. Mais derrière le storytelling, que se passe-t-il vraiment sur le terrain ? Sommes-nous face à un véritable tournant productif ou à un habillage politique d’ajustements à la marge ?
Pourquoi les relocalisations sont revenues au centre du débat
Si le terme s’est autant imposé ces dernières années, ce n’est pas un hasard. Trois grands chocs ont servi d’électrochoc.
D’abord, la pandémie de Covid-19. Elle a mis en lumière de façon brutale la dépendance de l’Europe pour des produits pourtant essentiels : médicaments, masques, principes actifs chimiques, composants électroniques. Quand un pays découvre qu’il ne peut plus fabriquer lui-même des antibiotiques de base ou des paracétamols, la question de la « souveraineté industrielle » cesse d’être abstraite.
Ensuite, les tensions géopolitiques : guerre en Ukraine, bras de fer entre États-Unis et Chine, instabilité au Moyen-Orient. Les chaînes de valeur mondialisées, fragmentées sur plusieurs continents, apparaissent soudain comme une fragilité plus qu’un atout. Les entreprises ont vu leurs coûts logistiques exploser, leurs délais de livraison se rallonger, leurs risques politiques se multiplier.
Enfin, il y a l’enjeu climatique. Produire à l’autre bout du monde des biens à faible valeur ajoutée, les transporter en bateau sur des milliers de kilomètres, puis les distribuer en flux tendus n’est plus compatible avec l’objectif de réduction des émissions de CO₂. La relocalisation, ou au minimum le raccourcissement des chaînes d’approvisionnement, se présente aussi comme une stratégie environnementale.
Autrement dit, la relocalisation n’est pas seulement une lubie patriotique. Elle répond à des problèmes très concrets : sécurité d’approvisionnement, maîtrise des coûts, stabilité des marchés, transition écologique.
De quoi parle-t-on vraiment quand on dit « relocalisation » ?
Le mot a l’air simple. En réalité, il recouvre plusieurs réalités différentes, que le débat public mélange volontiers :
- Relocalisation au sens strict : une activité de production qui avait été délocalisée (par exemple en Asie de l’Est) est rapatriée sur le territoire national ou européen. C’est le scénario le plus emblématique… et le plus rare.
- Localisation de nouvelles activités : il ne s’agit pas d’un retour, mais de la création d’une production nouvelle (batteries, hydrogène, composants pour énergies renouvelables, biotechnologies) qui n’existait pas avant dans le pays sous cette forme.
- Régionalisation : les entreprises ne reviennent pas forcément dans leur pays d’origine, mais rapprochent leur production des marchés de consommation (par exemple, passer de la Chine à l’Europe de l’Est ou au Maghreb pour servir le marché européen).
- Reconfiguration de la chaîne de valeur : une entreprise garde une partie de la production à l’étranger mais rapatrie certains maillons stratégiques (R&D, assemblage final, composants sensibles).
Quand les gouvernements annoncent des « vagues de relocalisations », il s’agit souvent d’un mélange de ces différentes stratégies. Le terme dit plus une direction souhaitée qu’une réalité homogène.
Ce que montrent les chiffres : un mouvement réel, mais loin du raz-de-marée
En France, plusieurs études (Banque de France, Insee, France Stratégie) convergent : on observe bien un mouvement de retour partiel de certaines productions, mais on est loin d’un basculement généralisé.
Un indicateur souvent cité : le solde des emplois industriels. La France a perdu environ 2 millions d’emplois industriels entre le début des années 1980 et la fin des années 2010. Depuis quelques années, la courbe s’est stabilisée, et l’on parle même de créations nettes d’emplois industriels sur certaines périodes. Mais on reste très loin du niveau d’avant la grande vague de désindustrialisation.
Autre indicateur : les annonces d’investissements. Le gouvernement français a beaucoup communiqué depuis 2020 sur des « projets de relocalisation » financés via différents plans (France Relance, France 2030). Plusieurs centaines de projets ont été aidés, souvent dans la pharmacie, l’agroalimentaire, les composants électroniques, les équipements médicaux. Ces projets existent bel et bien. Ils créent des emplois, parfois dans des territoires en difficulté. Mais leur taille reste modeste au regard de l’ampleur des destructions passées.
À l’échelle européenne, on observe une tendance similaire : davantage de projets industriels « nearshorés » (rapprochés) de l’Union européenne, surtout dans l’automobile électrique, les batteries, les énergies renouvelables, certains segments du numérique. Mais la production de masse à bas coût reste largement concentrée en Asie.
La relocalisation apparaît donc comme un mouvement réel, mais ciblé. La plupart des grandes entreprises ne cherchent pas à tout rapatrier, mais à sécuriser certains maillons jugés sensibles.
Pourquoi tout ne reviendra pas… et pourquoi ce n’est pas forcément souhaitable
Une question simple permet de prendre la mesure du sujet : accepterions-nous collectivement de payer 20, 30 ou 50 % plus cher un certain nombre de biens du quotidien pour qu’ils soient produits en France ou en Europe ? Pour l’instant, la réponse observable dans les comportements d’achat est plutôt négative.
Plusieurs obstacles majeurs limitent le retour massif des productions :
- Le coût du travail et du foncier : même avec des aides publiques, fabriquer en France un tee-shirt, un jouet en plastique ou un smartphone dans les mêmes conditions qu’en Asie reste très compliqué économiquement.
- La perte de savoir-faire productif : fermer des usines pendant vingt ans ne se rattrape pas d’un claquement de doigts. Former des opérateurs qualifiés, reconstituer des chaînes de sous-traitance, réinvestir dans des machines et des compétences prend du temps.
- La taille du marché et la concurrence : pour certaines productions, la compétition se joue à l’échelle mondiale. Une entreprise qui relocalise seule prend un risque si ses concurrents continuent à produire à moindre coût ailleurs.
- Les contraintes environnementales et sociales : produire chez nous, c’est aussi respecter des normes plus strictes, et c’est tant mieux. Mais cela renchérit le coût de production par rapport à des pays où ces normes sont plus laxistes.
Affirmer que tout reviendra serait donc trompeur. Et ce n’est pas forcément souhaitable : certaines productions très polluantes ou à très faible valeur ajoutée ne sont pas cohérentes avec une trajectoire écologique exigeante.
La vraie question est plutôt : quelles productions voulons-nous (et pouvons-nous) relocaliser ou développer, au regard de leur importance stratégique, de leur impact environnemental et de leur potentiel en termes d’emplois de qualité ?
Les secteurs où la relocalisation a du sens
Si l’on regarde les politiques mises en place en France et en Europe, on voit se dégager quelques priorités.
1. La santé et le médicament
La dépendance massive de l’Europe pour les principes actifs pharmaceutiques (API), aujourd’hui largement produits en Inde et en Chine, a été identifiée comme un risque majeur. Plusieurs projets soutenus par l’État visent à relocaliser:
- la production de certains médicaments sensibles (antibiotiques, anticancéreux, médicaments du quotidien en tension) ;
- des molécules jugées stratégiques pour la santé publique.
On ne reconstruira pas une industrie pharmaceutique intégralement « made in France », mais l’objectif est de réduire la vulnérabilité sur une liste limitée de produits critiques.
2. L’énergie et les technologies bas-carbone
Batteries pour véhicules électriques, panneaux solaires, éoliennes, hydrogène bas-carbone : ces technologies sont au cœur de la transition énergétique. Or l’Europe avait laissé filer une grande partie de la production de panneaux et de batteries vers l’Asie.
D’où des plans massifs pour faire émerger des « gigafactories » de batteries en France et en Europe, soutenir la production de composants de panneaux solaires, et rapatrier certains maillons industriels de ces filières. Là encore, l’enjeu n’est pas seulement économique, mais aussi géopolitique : ne pas remplacer la dépendance au pétrole par une dépendance aux batteries importées.
3. L’électronique et les semi-conducteurs
Les pénuries de puces ont paralysé des industries entières (automobile, électronique grand public) après le Covid. L’UE a réagi avec un plan pour soutenir la production de semi-conducteurs sur son sol, en attirant des grandes fonderies et en consolidant les acteurs existants.
La France s’inscrit dans cet effort, avec des investissements annoncés dans la microélectronique, notamment autour de pôles existants (Grenoble, Crolles, etc.). Là encore, il ne s’agit pas de produire toutes les puces du monde, mais de sécuriser certains segments stratégiques.
4. L’agroalimentaire et certaines productions de base
Enfin, dans des secteurs plus classiques comme l’agroalimentaire, on assiste parfois moins à des « relocalisations » qu’à des efforts pour relier davantage la production à des circuits courts, revaloriser des filières locales, réduire certaines importations (fruits, légumes, protéines végétales).
Ce n’est pas spectaculaire, cela ne fait pas toujours la une des journaux, mais ces mouvements contribuent eux aussi à une forme de « reterritorialisation » de l’économie.
Quels effets réels sur l’emploi ?
La promesse politique est souvent simple : relocalisation = emplois industriels en plus. La réalité est plus nuancée.
Les usines qui s’installent aujourd’hui n’ont rien à voir avec celles des années 1970. Elles sont beaucoup plus automatisées, numérisées, robotisées. Un site de production moderne peut générer un chiffre d’affaires important avec un nombre de salariés relativement réduit par rapport au passé.
En revanche, ces emplois sont en moyenne plus qualifiés : techniciens de maintenance, opérateurs spécialisés, ingénieurs, logisticiens, informaticiens industriels. Ce sont aussi des emplois moins facilement délocalisables une fois l’investissement réalisé.
Pour les territoires, l’effet est multiple :
- Effet direct : les emplois dans l’usine elle-même, souvent quelques dizaines à quelques centaines selon les projets.
- Effet indirect : la création d’activités chez les sous-traitants, les transporteurs, les prestataires de services.
- Effet induit : l’impact sur le commerce local, le logement, les services publics, la vie associative, etc.
Une usine qui s’implante ou qui se renforce peut donc jouer un rôle d’ancrage pour un territoire, surtout dans des zones qui avaient vu partir l’emploi industriel. Mais là encore, on parle le plus souvent de dizaines ou centaines d’emplois, pas de milliers comme dans l’ère des grandes aciéries ou des énormes complexes automobiles.
La vraie bataille se joue aussi sur la qualité et la stabilité de ces emplois : CDI ou intérim permanent ? Formation ou simple utilisation de main-d’œuvre peu qualifiée sur des tâches répétitives ? Capacité à faire évoluer les salariés vers de nouvelles compétences ?
Le rôle décisif des politiques publiques
Aucune relocalisation significative ne se fait sans intervention publique. C’est un point souvent sous-estimé dans le débat.
Les États et les collectivités locales agissent à plusieurs niveaux :
- Aides à l’investissement : subventions, crédits d’impôt, prêts bonifiés pour soutenir l’installation ou la modernisation d’usines.
- Aménagement du territoire : création de zones industrielles, amélioration des infrastructures (routes, rail, énergie), terrains à prix réduit.
- Formation : développement de filières adaptées dans les lycées professionnels, les IUT, les écoles d’ingénieurs, en lien avec les besoins des industriels.
- Régulation et commande publique : fixation de normes favorisant certaines productions locales (par exemple dans la santé ou l’énergie), usage des marchés publics pour soutenir des filières nationales ou européennes.
Derrière un projet de « relocalisation » se cache donc souvent un montage complexe de financements et de négociations. Ce qui pose plusieurs questions : quelle transparence sur les aides versées ? Quels engagements en retour de la part des entreprises en matière d’emplois, de salaires, de durée de présence ? Que se passe-t-il si, dans cinq ans, le groupe décide de fermer malgré tout ?
Ces questions ne sont pas théoriques. L’histoire industrielle récente est pleine d’exemples d’usines attirées à coup de millions publics, puis fermées quelques années plus tard quand la stratégie du groupe change. La crédibilité des « relocalisations » se jouera aussi sur la capacité à éviter ce scénario.
Relocaliser, oui… mais dans quel modèle de société ?
Derrière le débat sur les usines qui reviennent se cache une interrogation plus large sur notre modèle de consommation. Peut-on vouloir à la fois :
- des prix toujours plus bas ;
- des produits fabriqués près de chez nous, dans de bonnes conditions sociales et environnementales ;
- et une réduction drastique de notre empreinte carbone ?
Les trois objectifs ne sont pas toujours compatibles.
Relocaliser suppose souvent de :
- produire moins, mais mieux, et plus durable ;
- accepter de payer un peu plus certains biens pour rémunérer le travail et les normes locales ;
- repenser la durée de vie des produits, la réparation, le recyclage, plutôt que le renouvellement permanent.
Autrement dit, la relocalisation ne peut pas être pensée uniquement comme un outil de compétitivité ou de souveraineté. Elle pose aussi la question de ce que l’on veut produire et de la manière dont on veut consommer.
Vers un nouveau compromis productif ?
On peut voir les relocalisations actuelles comme les premiers éléments d’un compromis productif en train de se redessiner. Après quarante ans de mondialisation libérale, fondée sur la recherche du coût minimal, les cartes sont en train de bouger :
- les entreprises redécouvrent la valeur de la proximité, de la résilience, de la maîtrise de leurs chaînes d’approvisionnement ;
- les États redécouvrent le rôle stratégique de l’industrie pour l’emploi, les recettes fiscales, la souveraineté ;
- les citoyens prennent conscience, parfois douloureusement, des conséquences de la désindustrialisation sur leurs territoires.
Ce mouvement restera limité si les relocalisations ne concernent que quelques usines vitrines, très subventionnées, sans changement plus large du cadre économique et social. Il peut au contraire devenir un véritable tournant si plusieurs conditions sont réunies :
- des stratégies industrielles claires, assumées, à long terme, au-delà des alternances politiques ;
- une montée en compétences de la main-d’œuvre, avec un effort massif sur la formation professionnelle et l’attractivité des métiers industriels ;
- une articulation plus forte entre politiques industrielles, transition écologique et politiques de l’emploi ;
- une vraie transparence sur les aides publiques, les contreparties demandées aux entreprises, et les résultats obtenus sur le terrain.
En filigrane, c’est la question du contrat social qui se joue : quels engagements réciproques entre l’État, les entreprises et les citoyens pour reconstruire une base productive solide, créatrice d’emplois décents et compatible avec les limites écologiques ?
Mythe politique ou tournant économique ? À ce stade, les relocalisations industrielles sont un peu des deux. Le mythe, c’est celui du « retour à l’âge d’or » où l’usine faisait vivre à elle seule une ville entière. Le tournant, c’est la prise de conscience que l’abandon de toute stratégie industrielle a un coût social, économique et démocratique que l’on ne peut plus ignorer.
Entre ces deux pôles, il y a un espace à investir : celui d’une ré-industrialisation sélective, sobre, négociée, qui n’essaie pas de rejouer le passé mais de construire des ancrages productifs adaptés au monde qui vient. Les prochaines années diront si cet espace est vraiment occupé… ou s’il reste un slogan de plus sur les tracts de campagne.